Lire, c’est utiliser nos temps morts pour en faire quelque chose de concret et bénéfique, au lieu de passer des heures à nous abrutir sur les réseaux sociaux.
– Joël Dicker (préface à Lecteur, reste avec nous ! Un grand plaidoyer pour la lecture de Maryanne Wolf)
L’esthétique ne renvoie pas seulement ici à la science du beau ou au vieux problème de l’essence de l’art, mais à la question longtemps négligée de l’expérience de l’art, c’est-à-dire à la praxis esthétique (…) comme activité de production, de réception et de communication.
– H. R. Jauss in Petite apologie de l’expérience esthétique
Mots-clés
lecture, réseaux sociaux, critique d’art, esthétique, rapports de domination, socialité
Lolita Duchatel
Lolita Duchatel est doctorante en Esthétique et Sciences de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne au sein du laboratoire ACTE sous la direction de Barbara Formis. Après un mémoire sur les sentiments comme matériaux de l’œuvre littéraire et philosophique d’E. M. Cioran, elle s’oriente vers l’esthétique comme théorie de la réception. Sa thèse, intitulée « Le Souci de soi par l’expérience de lecture », portera sur une vision renouvelée de l’expérience esthétique sous le prisme de la lecture et son implication dans la vie du sujet.
Introduction
Parmi les pistes prometteuses d’études sur la rencontre de la lecture et des réseaux sociaux, je proposerai d’envisager la lecture comme appelant un autre loisir, celui de l’écriture, en particulier la rédaction d’une réaction critique. En effet, sur les réseaux sociaux l’utilisateur n’est pas que consommateur : il est appelé à être producteur de son espace personnel. Que produit cet utilisateur quand il est lecteur ? Des deux formes visuelle et textuelle que prennent le contenu produit permis par les réseaux, je m’intéresserai à la production textuelle des posts en lien avec la lecture, en l’envisageant comme des carnets de lecture publiquement mis à disposition. Le résumé de l’histoire, l’extraction de citation, la présentation de livres acquis (#bookhaul) seront laissés de côté pour se focaliser sur le discours critique (entendu comme ressenti subjectif verbalisé par l’écriture) – les utilisateurs qualifiant ouvertement leur pratique de « chroniques livresques » ou d’« avis de lecture ». Ma réflexion sera alimentée par des exemples de posts publiés par des utilisateurs. Les critères de sélection des comptes mentionnés en exemples devaient d’une part avoir attrait à lecture par le réseau social Instagram (afin de réduire les pratiques réceptives de la lecture sur les réseaux) et d’autre part devaient refléter des pratiques rédactionnelle et critique – ce que permet Instagram par la forte présence du texte (légende, post, story, commentaires, messages). L’écriture résulte du croisement des réseaux (qui encouragent à l’expression de soi) avec cette thématique de la lecture. Des nombreuses questions qui pourraient émerger (profil du lecteur type, genres représentés, habitudes de lecture, fréquence etc.), j’ai choisi d’en aborder quelques-unes explorant l’écriture comme nouveau loisir afin de cerner ce que permet cette manière inédite de témoigner de la réception des œuvres.
Lecture/Ecriture, réseaux sociaux et braconnage
Les réseaux sont un outil ouvert à l’appropriation, s’inscrivant dans la lignée des pratiques de braconnage culturel de de Certeau, où l’utilisateur use d’une forme de mètis et de largesse de mouvement par rapport à ce qui lui est proposé. La créativité des usagers des réseaux se démontre particulièrement bien par le #bookstagram : les usagers créent eux-mêmes, collectivement, un canal dédié à leur objet d’intérêt – canal qu’il est possible de créer mais qui n’était pas prévu initialement par l’entreprise développant l’application. Cette réappropriation pose la question suivante : quel est le pouvoir effectif des récepteurs qui ne possèdent aucun pouvoir sur les médias ?
Le web depuis ses débuts dans la scène domestique a ouvert un espace aux passionnés : aux forums de partage d’avis et de connaissances, de recensement, de discussion voire de rencontre. Toute passion se double désormais d’une existence virtuelle. La figure de l’amateur, c’est-à-dire de celui qui aime, trouve à s’épanouir dans ces espaces publics virtuels. Cette intrusion de l’amateur, non plus seulement consommateur culturel mais désormais acteur de sa propre culture, permet une remise en question de la tripartition habituelle des instances prenant part à la relation artistique : de l’artiste aux récepteurs par la médiation d’institutions. Ce développement de l’amateurisme fait fi des médiateurs professionnels : il fait lui-même ses recherches, écrit ses propres conclusions, sollicite ses compagnons. Il ne dépend plus d’une instance extérieure qui se place en supérieure à lui pour avoir accès à l’œuvre. Le partage se fait entre amateurs, d’égal à égal, et non plus de professionnel à profanes.
Par ce renversement de l’utilisation, le lecteur des réseaux devient actif d’une part concernant son utilisation des réseaux (il vise ce qui l’intéresse sur l’application) et d’autre part de son rapport à la culture (où il s’autonomise par rapport aux institutions). Ecrire sort le lecteur de son rôle de consommateur de livres car il s’approprie l’objet et l’expérience qu’il en a. Si la lecture (populaire) souffrait déjà d’une longue tradition de préjugés, l’écriture comme pratique (ré)créative en souffre également. Les rapports de classe se retrouvent dans la pratique de l’écriture : si la tradition populaire allait à l’oralité, elle peut désormais figer son expression dans une matérialité et une durée. La réticence vis-à-vis de la critique d’art amateure serait la peur d’un tribunal populaire qui réviserait le canon littéraire et qui interrogerait la légitimité de ceux qui détiennent l’ascendant en matière de savoir : pourquoi l’amateur parlerait, alors que des professionnels discutent pour lui de la bonne œuvre et du bon goût ? La notion de légitimité apparaît à deux endroits : quel lecteur est légitime ? qui est le critique légitime ? – subsumées toutes deux à la question : qui est légitime de s’approprier les textes ?
L’émergence d’une critique amateure relève aussi d’une insatisfaction par rapport à la critique professionnelle, suspecte de conflits d’intérêt et réduite d’elle-même à des slogans choc. La critique professionnelle dans les médias s’associe à la superficialité et au calibrage – attributs négatifs que l’on renverrait volontiers aux réseaux sociaux – mais des apostrophes telles que « fantastique ! / merveilleux ! / émouvant. » sont en réalité bien produites par des professionnels de la culture. Avis enthousiastes dont le lecteur critique peut douter de l’authenticité et ne pas être conquis par la pauvreté de cet argument commercial plus que journalistique ou éditorial. Le lecteur des avis amateurs y perçoit sans doute plus d’authenticité que dans un article de presse, et peut rapprocher ce qu’il lit (dans cette critique) de ce qu’il pourrait lui-même ressentir en lisant le livre. De plus, l’accès aux études supérieures n’est plus un fait rare, aussi le lecteur peut être aussi diplômé si ce n’est plus qu’un critique de presse. Cette concurrence participe à la remise en cause de l’autorité de celui qui est autorisé à parler des livres.
Les circuits de prescription sont bouleversés, passant d’une hiérarchie verticale à l’horizontalité du conseil de lecture, s’interrogeant sur l’autorité de celui qui « a le droit » de prescrire : académies et prix, éditeurs, journalistes, libraires, universitaires ? Où est le lecteur là-dedans ? A croire qu’il ne serait pas destinataire de l’œuvre, que l’écrivain n’écrirait pas pour lui. L’évaluation profane prend ses distances vis-à-vis de l’institution.
Discourir et partager : socialité du réseau et de la critique
Du croisement des réseaux sociaux et de la critique de livres, la notion de socialité émerge comme point de liaison et rappelle l’aspiration des Lumières qui basaient l’idéal démocratique de la société sur la libéralité des discours sur les arts et les lettres, envisageant que l’émergence de l’attitude critique se ferait par l’exercice en premier lieu de la critique appliquée aux œuvres. Cet idéal considère que chaque récepteur dispose de la légitimité propre à avoir et à exprimer un jugement personnel – idéal qui semble aboutir dans la critique en ligne. Les réseaux sociaux, à l’instar des salons du XVIIe siècle ou des book clubs plus tardifs sont un lieu de discussion informelle et conviviale, où le livre serait un prétexte à la socialisation. La lecture n’est donc pas un hobby si solitaire cantonné aux scènes privées : d’activité solitaire, elle tend à la communicabilité (de l’expérience). Par ailleurs la direction vers les réseaux sociaux par leurs usagers vient souvent d’un manque d’interlocuteurs dans la « vie réelle » avec qui partager cette passion commune.
Exemple (1) de cette socialité et réincarnation du club de lecture par cet appel d’@ego_lector à effectuer une lecture commune de La Vagabonde de Colette.
Instagram encourage évidemment la socialité, fonctionnant par son alimentation en publications basée sur le partage volontaire de contenu (image, texte, vidéos). Aussi, d’une part la création de contenu et d’autre part sa diffusion publique de manière permanente et renouvelée participent au fonctionnement du réseau. Ce n’est pas seulement l’écrivain qui entre en communication avec des récepteurs potentiels par le biais de l’œuvre : le récepteur entre également en communication avec l’œuvre mais aussi avec d’autres récepteurs. L’œuvre est au centre d’un réseau de relations.
Les utilisateurs se retrouvent autour d’un intérêt commun. La relation entre lecteurs se tisse par la correspondance de leurs avis (communauté de goût), prolongée dans la conversation. L’amateurisme, par les réseaux, permettrait de sortir d’un rapport de dépendance à des professionnels de la culture adressant leurs prescriptions à un public qui aurait besoin d’être assisté dans le choix de ses lectures. La discussion est possible et encouragée, les utilisateurs peuvent interagir par rapport aux avis qu’ils lisent – et ainsi réagir à l’œuvre – la sphère des commentaires et des messages privés permettant de dégager un espace de discussion. Aussi, à la différence de la presse, les réseaux intègrent un espace discursif où la réaction du lecteur-récepteur est permise. Cette possibilité de communication, encouragée par le réseau car elle est cruciale à son fonctionnement, rejoint la nécessité de la mise en discours du ressenti esthétique : la mise en mot publique, via le réseau, devient un complément expressif de l’expérience esthétique des récepteurs. Critique professionnelle comme critique amateure s’épanouissent par l’expression ouverte au partage de « la joie d’admirer » (selon la belle expression de Frédéric Beigbeder), ou de l’exultation de détester d’ailleurs, du récepteur. Le partage, et les recommandations, sont établis sur ce principe de plaisir pris et donné à faire découvrir et à découvrir. Le plaisir de lecture est le principal critère de jugement d’une œuvre. Cette joie esthétique est ici décuplée par la stimulation du partage.
Exemples 2 et 3 @bibliosam. De la publication d’une chronique, à sa réception par les autres utilisateurs, illustrant bien la joie partagée, de faire découvrir et d’avoir découvert.
Survivance et réactivation de l’œuvre
La finalité de ce partage et de ces discussions est moins de former une ontologie de la littérature ou de trouver un consensus sur la qualité d’un livre, que de constituer une bibliothèque virtuelle de références auxquelles sont jointes des orientations critiques. La finalité de la lecture en réseau n’est pas didactique : il ne s’agit pas de guider la lecture (introduction de notions savantes) que de guider vers la lecture (incitation et entretien de l’envie de lire), laissant le lecteur libre de se faire son avis propre et/ou de rechercher des informations dans les médias spécialisés. Les réseaux ne sont pas le lieu de la leçon, mais celui de l’expression de soi et de la mise en commun. Pourquoi lire ces avis critiques ? Tout comme la critique professionnelle, la critique amateure guide des lecteurs dans leur consommation culturelle : lire ou ne pas lire ce livre ? Cette critique publique et collective permet plusieurs choses, dans un mouvement d’ouverture puis de resserrement du champ des possibles en matière de livres à lire.
D’une part, elle permet d’ouvrir les possibilités de lecture. Etant donné que les libraires sont soumis à la nécessité de la vente et du rapide turn-over de leur stock (ils doivent fournir les nouveautés et les classiques des classiques) et que les bibliothèques ont la plus grande majorité de leurs références en magasin, les réseaux sociaux semblent pouvoir offrir une nouvelle manière de porter un livre à la connaissance de ses lecteurs – livre tant nouveau qu’ancien d’ailleurs. Scroller serait-il l’équivalent moderne de la flânerie en librairie ? Dans ce fonds virtuel, le lecteur trouve ce qu’il ne savait qu’il cherchait.
D’autre part, elle permet de faire le tri dans la prolifération des productions écrites et publiées. Lire une critique permet de s’orienter dans la masse en se fiant à l’avis d’un autre amateur ayant potentiellement une sensibilité similaire à la sienne pour s’assurer à l’avance de la qualité d’un livre. La critique sur les réseaux s’ouvre également dans le temps, puisque si la critique journalistique s’applique aux ouvrages qui lui sont contemporains, la critique amateure n’hésite pas à fouiller dans les « pépites » du temps.
Exemples 4 et 5 de lecteur-critique ressuscitant une œuvre : l’illustratrice Diglee (Maureen Wingrove) qui, parlant de sa lecture du Mur invisible (1963) de Marlen Haushofer, a généré un engouement en librairie (dont les libraires ne connaissaient pas la cause) et a propulsé ce livre en numéro 1 des ventes sur Amazon quelques soixante ans après sa parution, au point de provoquer une rupture de stock générant sa réimpression par Actes Sud. A droite, un message privé (parmi les quelques centaines) reçu par l’illustratrice, témoignant du besoin d’exprimer un retour suite à la découverte du livre. Un tel engouement est difficilement envisageable en dehors des réseaux.
Aussi, le public est fondamental car c’est lui qui garantit la survie d’une œuvre. Mais ce n’est pas seulement dans ses pratiques de consommation qu’il est acteur (le plus d’exemplaires vendus signifiant une forte visibilité) : le lecteur devient acteur lorsqu’il parle de ce qu’il lit. Il semblerait que la recommandation se passe désormais des canaux intéressés des médias (presse écrite, télévision, radio) pour se faire entre lecteurs, où la passion commune est la seule préoccupation. Par cette agentivité des lecteurs, l’œuvre continue de (sur)vivre.
Lire en pensant à écrire : évaluation profane et expérience subjective
La notion de critique dépasse le cadre de la critique professionnelle pour devenir un mode d’écriture et de réflexion sur ses lectures, donc un nouveau mode d’appréhension des livres. Evidemment, de Dewey aux neurosciences, les théories de la réception défendent la part active du récepteur dans la réception. Le spectateur n’est plus considéré comme passif récepteur d’une culture qui lui serait versée, puisqu’il ré-agit à son environnement (esthétique) : il l’envisage et la juge. La critique amateure permet de rendre cette agentivité moins abstraite, car elle l’incarne dans la matérialité de la production d’un texte. La lecture, partagée via les réseaux sociaux, a permis d’initier un nouveau loisir : celui de la rédaction d’avis critiques d’œuvres lues. Cette agentivité est d’autant plus forte lorsque la lecture est renforcée par la perspective d’avoir à mettre en mots son expérience. Le lecteur s’appesantit sur l’élaboration d’un (court) texte portant son ressenti de lecture, éventuellement de discerner les qualités des défauts du livre. La lecture se fait dans une « futurité », elle est en tension, vers un projet d’écriture. Lire en pensant à écrire c’est s’interroger sur ce qu’il reste d’un livre une fois sa lecture terminée. L’attention, la disposition sensible, la réflexivité et la mémoire sont stimulées par la présence en arrière-plan de la critique à rédiger. La futurité de la lecture à l’écriture renforce l’attention portée au texte et aux divagations autour de lui. L’intensité de la lecture est accentuée, car le lecteur cherche ce qu’il pourra en dire. Inscrire sa perception de lecture dans des représentations langagières est nécessaire pour comprendre l’œuvre d’une part, et ce qui a été vécu dans sa réception d’autre part. La verbalisation de son expérience prolonge et renforce cette expérience par sa conscientisation et l’inscription de celle-ci dans une matérialité. Ainsi, lecture et écriture s’influencent dans leurs manières d’être pratiquées. Cette nouvelle manière de pratiquer la lecture par le biais de la rédaction critique consignée sur les réseaux sociaux devient une praxis esthétique.
Les réseaux offrent une matière formidable d’archivage personnel de carnets de lecture. Les lectures y sont consignées, les livres jugés, les manières de lire exposées, et les avis discutés. Cette envie de transmission et de faire découvrir des œuvres assure leur survivance par leur réactivation. La réception est une façon de réactiver l’œuvre. Les théories de la réception ont défendu que le lecteur prend une part active à l’élaboration de la signification des textes. Avec les réseaux, les publics participent collectivement à l’énonciation d’un discours sur les œuvres – qui n’est plus réservé à une élite sociale et culturelle. La critique est une recréation de l’œuvre. Celle-ci est issue de la collaboration entre l’écrivain et ses lecteurs – ces derniers sont actualisateurs de l’œuvre en cela qu’ils l’activent de l’attention qu’ils lui portent. Les lecteurs seraient des interprètes successifs, portant l’œuvre aux nues ou la rejetant dans l’oubli. L’œuvre n’est jamais tout à fait close ou achevée, ses interprétations s’apparentent à une création.
Exemple 6 @minareadings. On voit bien le processus de rédaction, de la lecture à la prise de notes papier jusqu’au post final de l’avis rédigé.
A la différence d’un discours savant sur l’œuvre, le discours critique part de l’expérience subjective du lecteur. Il s’agit moins de parler du livre que de sa lecture. L’analyse stylistique ou historique est peu présente : il s’agit plus d’échanger sur des expériences que de partager un savoir. Ces discours relèvent de la critique dite impressionniste, partant de l’expérience émotionnelle du récepteur.
Porter de l’attention à son expérience de lecture, tracer son ressenti et pouvoir y revenir sont autant de manières de s’approprier l’œuvre. La transcription de l’œuvre dans le langage permet de se rendre compte et de rendre compte de l’impact de l’œuvre sur le sujet lecteur. Ecrire sur l’œuvre ou à partir d’elle c’est rester encore un peu dans son atmosphère, prolonger le moment de sa lecture. Ecrire sur sa lecture (plus que sur l’œuvre) creuse cette expérience de réception en cherchant à comprendre ce qui a été ressenti, ce qui a été aimé/détesté et éventuellement de justifier. Ces écrits portent également la vie du lecteur dans son intimité : la mémorisation du livre mais surtout du souvenir de lecture, l’intégration du livre à son être, la délimitation de ses goûts, la construction de sa bibliothèque, ses habitudes de lecture… Se souvenir que l’on a pleuré et de ce qui nous a fait pleurer, que l’on s’est énervé et de ce qui nous a énervé… #Bookstagram devient un carnet de lecture et en cela enrichit le temps de la lecture en le doublant par le temps de l’écriture. L’écriture porte notre mémoire et consigne la richesse de notre vie esthétique.
Exemple 7. @sans_fioritures fait part de son expérience de lecture tout à fait subjective, puisque la lecture de Desnos lui « a fait penser à son amour », ses poèmes à lui rejoignant son histoire amoureuse à elle.
Mise en scène du livre au soi
Cette subjectivité dévoilée par le discours sur les lectures rejoint l’incitation à l’expression de soi des réseaux sociaux. Par cet appel des réseaux à l’expression de soi et de la possibilité que son avis personnel ne soit pas cantonné à l’intime mais qu’il puisse être lui-même une source d’échanges collectifs, #bookstagram en cela dépasse le carnet papier et intime du lecteur. La subjectivité de l’expérience de réception porte la singularité du lecteur en l’affirmant – ce dont (més)use les réseaux sociaux. Pour que la socialité fonctionne sur le réseau, il faut cependant que l’utilisateur se conforme à un certain nombre de codes, normés par le réseau (et l’entreprise se cachant derrière, en l’occurrence Meta). Parmi ces conditions, la mise en scène du moi est déterminante – et celle-ci passe au-delà d’une production d’un texte à la première personne. Pour réussir à générer de la socialité, et donc de faire vivre le contenu en quelque sorte en dehors de la stricte sphère intime (qui sans cette prétention à la communicabilité pourrait très bien rester dans l’ordre du privé consigné dans un carnet), l’algorithme met en place des critères car la visibilité et la socialité sont le graal ultime à atteindre – cela se mérite, donc cela se travaille – parmi lesquels : le rythme de publication, la mise en scène de soi, l’esthétisation normative.
Dès lors, le lecteur des réseaux est invité à incarner un rôle en produisant du contenu immédiatement compréhensible. Aussi, si le compte est dédié à la lecture (on voit déjà là une orientation thématique : l’utilisateur sait ce qu’il va trouver), le lecteur-producteur est incité à se mettre en scène lui-même en lecteur, jusqu’à surjouer un certain archétype de lecteur, une présentation de soi qui frôle la posture, rejoignant l’ethos des gens de lettres se posant en homme cultivé et de fait distingué. De cette incitation à faire commerce de sa subjectivité, la mise en scène du livre dérive vers une mise en scène du moi esthétisée. Le moi prend ainsi le pas sur le contenu en lien avec la lecture. Le livre ne serait qu’un prétexte à la monstration de soi ?
Exemple 8 @livraisondemots. Vivre de sa passion comme auto-entrepreneur/influenceur sur Instagram passe aussi par une mise en scène de soi et l’obtention de partenariats rémunérés, ici pour une boisson végétale, ce qui n’a plus rien à voir avec la thématique du livre.
De l’amateur à l’influenceur
Cette course à la visibilité dépasse l’envie de ressentir son contenu apprécié pour atteindre à la monétisation de la passion, c’est-à-dire de générer un revenu sur le contenu créé pour avoir plus de temps à dédier à leur passion, afin d’avoir une activité non plus ludique mais rentable, plus proche de leurs aspirations que ne semblent leur permettre leurs métiers et de se sentir reconnu tant par ses pairs que par les professionnels du livres.
En conséquence de cette ambition, les compétences valorisées par le fonctionnement d’Instagram n’ont rien à voir avec la rédaction. L’émancipation de la parole amateure est limitée si elle veut s’établir et s’épanouir dans la communauté des utilisateurs. Une nouvelle hiérarchie des contributeurs se crée, entre ceux qui savent user des réseaux de manière professionnelle (influenceurs, community managers etc.) et les autres – ce qui met à mal l’idéal d’horizontalité. La distinction entre lecteurs ne se fait plus sur le critère d’un capital culturel, mais sur la maîtrise de codes et de compétences. De nouveaux critères de « réussite » émergent, qui ne portent pas sur le jugement de la qualité du contenu, mais de la capacité à gérer les réseaux sociaux. La capacité à capter et à générer de l’audience prime sur la capacité à parler d’un livre. L’utilisateur se doit alors de maîtriser des compétences tout autres que celles d’un savoir lié au livre : communication, technologies, marketing, répondre au rythme quotidien de publication (peut-on lire un livre et rédiger un avis chaque jour ?) : entrer dans les clous que Meta décide de privilégier à travers son algorithme, vecteur de visibilité. La concurrence de l’image (initialement le médium d’Instagram) au texte met hors course ce dernier.
Exemples 9 et 10. A gauche : un professionnel du livre (@gerardcollard, libraire et chroniqueur à la télévision et à la radio) qui ne maîtrise pas les codes stylistique standardisés par Instagram, contrairement à @anais.bots (professionnelle de la communication), qui se contente pourtant de résumé en trois phrases interrompues par des émoticônes illustratifs des classiques de la littérature française. Le peu de texte et la maitrise d’une stylistique de communication prennent le pas sur la rédaction d’un avis détaillé.
Un glissement s’opère de l’amateurisme à la professionnalisation, de l’amateur non qualifié à l’entrepreneur passionné. Derrière la figure de l’amateur désintéressé (aussi pur que Kant le souhaitait) se laisse apercevoir l’aspirant influenceur, prêt à rentabiliser sa passion. Cette professionnalisation par l’auto-entreprenariat offre des pistes critiques concernant le croisement des réseaux et de la lecture car elle se fonde avant tout sur la maîtrise des techniques de marketing de soi, et moins sur les valeurs que nous avons pu mentionner précédemment. Elle devient une course à l’obtention de services de presse et au partenariat rémunéré, voire à la publication de son propre livre par des maisons d’édition prestigieuses (Agathe Ruga, anciennement @agathe.the.book chez Stock ; Bénédicte Soymier-Marion @au.fil.des.livres chez Calmann-Lévy).
Pour que l’usage discursif et de partage fonctionne, il faut capter l’autre, l’attention du follower potentiel dans une course aux likes et à l’interaction, et donc à la fois se soumettre et maîtriser les codes établis par l’entreprise. Le partage se fait recherche d’audience Il ne faut pas oublier où se déroule cette parole. Le capitalisme rattrape et le livre est un objet qui peut facilement se prêter à la génération d’« un contenu à vide » (il est simple de poster chaque jour une photographie d’un livre). Ainsi, si l’utilisation amateure permettait une certaine émancipation des circuits établis de la sphère culturelle, la professionnalisation par le biais des réseaux sociaux implique de se conformer à de nouveaux codes. Si l’ambition communautaire voire d’influence se fait sentir, il faudra pour parvenir à ce statut soumettre son identité pour entrer, non plus dans le milieu institutionnel de la culture, mais dans les codes dictés par une entreprise. Le vrai lecteur des réseaux sera donc celui qui réussira à accéder à l’espace d’échange, bien que l’espace d’expression soit accessible à tout un chacun. C’est tomber de Charybde en Scylla et rompre l’illusion démocratique des réseaux.
Exemple 11 (crédit : Getty Images) : les mannequins Bella et Gigi Hadid font du livre un accessoire de mode, portant respectivement The Outsider de Stephen King et L’étranger de Camus. Exemple 12 : Bella Hadid partage sur Instagram (à droite, post de 2019 supprimé entre temps) sa lecture de The Outsider, entre vol en première classe, sac Louis Vuitton x Murakami et pochette Dior. Selon les critères que nous avons vus, elles pourraient devenir influenceuses littéraires.
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Bonjour Lolita! Merci pour cette entrée. Je voulais vous lire davantage sur la question de la visibilité. Il est certes des stratégies de visibilité qui existent dont l’objectif est de rejoindre le plus vaste public possible. J’aimerais savoir si vous avez également analysé des communautés de lecture en ligne qui épousent plutôt les traits de la société (semi)-secrète? Ou qui mettent volontiers en scène un imaginaire de la communauté restreinte?
Bien à vous!
Bonjour Julien !
Etant donné que le fait de passer par des réseaux pour exposer ses lectures relève d’un manque d’interlocuteurs dans la vie réelle, le but est quand même de parvenir à la discussion pour faire vivre sa passion. Et pour avoir accès à la communication, il faut être visible – voire « sur-visible » étant donné l’injonction des applications à être actif quotidiennement.
Cela dit, peut-être y a-t-il des réseaux où le « moi » des créateurs de contenu est moins appelé à être visibilisé.
Aussi, des réseaux comme Discord tiendraient plus du « semi-secret » (mais je ne l’ai ni exploré ni expérimenté). Toutefois, l’entrée sur Discord se fait (aussi) par l’adhésion payante au contenu d’un créateur qui utilise Discord, parmi d’autres réseaux, pour avoir un espace plus propice à la discussion (via un canal de messagerie commune à tous les souscripteurs de ce créateur) que ne le sont d’autres réseaux. Leur slogan promettant facilité (easiest way), échanges (talk, chat) et proximité (stay close with your friends and communities). Discord sera utilisé notamment pour le suivi de lectures communes, initiées par un créateur de contenu pour ses adhérents (société restreinte donc). Ce créateur ouvre un canal de discussion dédié à un livre, par exemple, mais ces canaux sont accessibles sur invitation – il faut donc un autre réseau qui puisse porter à connaissance l’existence de ces salons à des utilisateurs. On a toutefois l’image d’un club restreint ; l’abonnement payant à du contenu élimine de fait une bonne part des utilisateurs.
Il me viendrait à l’esprit les (feux) blogs ou forums (comme a pu l’analyser Laurence Allard à propos des forums cinéphiles de la fin des années 1990). Peut-être que la course à la visibilité « pour soi-même » ou pour une rentabilité de la passion était moindre sur les forums, misant avant tout sur les connaissances. Une hiérarchisation (qui semble récurrente et toujours présente quelle que soit l’époque ou le réseau) entre utilisateurs se faisait ainsi plus sur le critère de connaissances, et l’amateur le plus savant participait à éclairer les autres, comme une construction commune d’une base de données selon un idéal de web participatif (Wikipédia serait le modèle qui nous reste aujourd’hui). En revanche, les blogs et autres « pages perso » préfaçaient en quelque sorte nos réseaux actuels, leurs fonctionnement et travers. Mais quoi qu’il en soit blogs comme forums sont bien hors d’usage aujourd’hui, donc plus que restreints et secrets !
En espérant que ces quelques intuitions puissent avoir donné des pistes, mais peut-être existe-t-il des réseaux si secrets que je ne les connais pas !
Bonjour Lolita,
Merci pour votre contribution qui permet de baliser toute une série de manifestations possibles de la figure du lecteur en contexte numérique (et de l’appropriation du livre telle qu’elle se joue sur les réseaux sociaux). La question que j’aurais pour vous concerne le syntagme « vrai lecteur des réseaux » que vous employez dans l’avant-dernière phrase de votre analyse. Or, celui-ci peut étonner car il semble aller à l’encontre de la diversification des usages, statuts et configurations que vous mettez en lumière. Aussi, pourriez-vous revenir sur ce choix du qualificatif « vrai » ? Qu’implique-t-il exactement pour vous ?
D’avance merci!
Bonjour Corentin,
C’était un « vrai » (souligné, je précise) dans le sens où il y a une course à la reconnaissance du statut de lecteur : qui sera reconnu comme lecteur ?
Aussi, si l’on peut s’enthousiasmer pour la lecture qui paraît si vivante sur les réseaux, celle-ci n’échappe malheureusement pas à certaines codifications, et une certaine hiérarchisation entre utilisateurs il me semble. L’émancipation des pratiques ordinaires et populaires n’est pas garantie et met à mal l’idéal démocratique du Web et des réseaux. Une hiérarchisation se faisait déjà dans la « vie réelle », sur distinction d’un certain capital culturel, entre « vrais lecteurs » (ceux de Proust) et « mauvais lecteurs » (de romance ou de fantasy). Ainsi, les réseaux n’opèrent plus une discrimination sur le contenu en lui-même, sur les genres littéraires ou sur une légitimité qui viendrait de l’autorité d’un diplôme mais ils en opèrent une tout de même, et celle-ci se fait entre ceux qui rentreront dans les injonctions dictées par ces réseaux (activité quotidienne, monstration de soi, maîtrise d’une « esthétique » etc.), et les autres.
Le « vrai » lecteur serait celui qui accepte de maîtriser tout cela, de se plier aux exigences d’une application. Mais ces exigences sont-elles compatibles jusqu’au bout avec la lecture ? On peut en douter étant donné que l’application exige des posts quotidiens, et peut-on lire un livre par jour, en plus d’en rédiger un avis critique ? D’ailleurs, des utilisateurs soulignent l’ambivalence de ce rythme : si d’une part il attise l’appétit de lire à un rythme régulier, il met aussi une grande pression à lire beaucoup… et vite (où passe alors le plaisir ?).
Bref, celui qui réussira à accéder à l’espace communicationnel (l’espace expressif étant lui accessible à tout un chacun) sera celui qui parviendra à maîtriser les injonctions codifiées par le réseau – au détriment d’un contenu qualitatif et riche en lien avec le livre. L’influenceur prendrait le pas sur le lecteur, et il serait le « vrai » lecteur, car reconnu, suivi et mis en avant. Il n’est donc pas étonnant que des professionnels de la communication percent mieux que des professionnels du livre ou de la culture quant à la « vitalité » de leur contenu (le fait qu’il ne soit pas juste posté, mais activé par et dans un réseau interactif et communicationnel). Les compétences mises en avant n’ont plus grand chose à voir avec le livre ou la lecture finalement.
En espérant avoir pu répondre sur ce « vrai » alors un peu ironique…
Bonjour Lolita!
Merci pour ta présentation extrêmement intéressante. Je me demande si l’essor de ces comptes littéraires sur les réseaux est dû au fait que notre génération délaisse peut-être progressivement les médias traditionnels (radio, télévision, journaux) et se tourne vers les plateformes numériques pour aller chercher de l’information… Nous sommes aussi dans une culture d’extimité (Tisseron) que les réseaux amplifient et encouragent. Le besoin de s’exprimer, de faire valoir son opinion et de montrer une appartenance au monde intellectuel favorise aussi la multiplication de ces comptes selon moi.
Merci encore pour cette belle communication 🙂
Bonjour Lolita, bonjour Ophélie,
Je me permets de rebondir sur ce message parce que ma réflexion abonde dans le même sens. Effectivement, il me semble que les réseaux sociaux encouragent l’extimité. L’extimité, elle, favorise le développement de relations parasociales, ces relations à sens unique qui se créent avec des « vedettes ». À force de voir leur visage, leurs opinions, leur quotidien sur Instagram, je les connais, mais elles, elles ne me connaissent pas. Quand ces personnes me recommandent une lecture, j’ai l’impression que c’est un.e « ami.e » qui me recommande une lecture. Les créateur.ices de contenus ont intérêt à entretenir cette dynamique (que ce soit pour consolider leur communauté, pour générer des revenus, etc.) et cela se voit : dans la publication de @livraisondemots inséré dans le texte, pourquoi employer le « tu » si ce n’est pour simuler une proximité plus grande avec chaque abonné ?
Ces influenceur.ses sont apprécié.es pour leur authenticité, mais, comme vous le soulignez, cette authenticité semble de plus en plus difficile à concilier avec la profesionnalisation de la pratique et, notamment, sa rémunération. Je pense d’ailleurs qu’il sera très intéressant de voir comment Threads viendra contribuer à ce rapport influenceur-lecteur par la création de canaux d’échanges textuels privilégiés mais dans l’écosystème Instagram.
Bonjour Ophélie et Benjamin,
Je vous réponds, pour ce qu’il à répondre, mais disons pour montrer mon adhésion à vos remarques surtout !
Je pense en effet que les médias traditionnels sont délaissés, et pour plusieurs raisons. Cela peut s’expliquer par le fait que de plus en plus de gens sont diplômés déjà du baccalauréat puis du supérieur – et donc généralement aussi, si ce n’est plus, qualifiés que les professionnels de ces médias – et qui seraient donc tout autant voire plus spécialistes en certains domaines. Donc également un refus d’une culture qui viendrait d’un « en-haut », qui instruirait les auditeurs présupposés ignorants. De plus, même dès le bac, en France en tout cas, la formation de l’« esprit critique » des élèves par le cours de Lettres notamment a été l’axe pédagogique de ces vingt dernières années (après différentes orientations des programmes – avant celle-ci, l’orientation était plus structuraliste, analytique, stylistique). Ceci participe à l’insatisfaction par rapport aux médias traditionnels, en plus de la pauvreté de contenu (re-gardons les critiques professionnelles pour le grand public et leur calibrage en micro-paragraphe dans la presse) ; une conscience soupçonneuse des effets de manipulation ; une volonté de se sentir représenté (race, genre etc. – même si les médias ont finalement compris que l’inclusivité augmenterait leur audience)…
Effectivement que les « digital natives », par le médium des réseaux sociaux ont la possibilité de créer eux-mêmes, entre eux, leurs propres divertissements – ils n’ont plus besoin que des médias choisissent pour eux ce qu’ils regarderont/écouteront : ils créent eux-mêmes ce qu’ils désirent consommer. Pensons à l’explosion des podcasts aux thèmes très spécifiques – je pense par exemple à Bliss, podcast sur la maternité (thématique écartée des médias traditionnels, sinon sous un angle de médicalisation) où une invitée est amenée à parler de son expérience personnelle, et non de conseils pédiatriques etc. – ce qui rejoint la notion d’extimité dont vous parliez Ophélie ! Comme si les auditeurs voulaient se sentir d’égal à égal avec les invités, dans une conversation informelle entre êtres humains partageant une thématique commune – et non plus se sentir infantilisés par des conseils d’une présupposée autorité.
Et oui, tout à fait d’accord sur le désir de montrer son appartenance au monde intellectuel/de la culture – d’autant plus que même avec un diplôme dans ces domaines, l’intégration dans ce milieu n’est pas évidente (professionnellement), sans réseau en parallèle. Je ne l’ai pas développé dans cette communication car cela n’allait pas strictement dans mon optique de critique d’art amateure, mais les réseaux et l’auto-entreprenariat sont en passe de devenir une voix pour se faire une place dans le monde du travail après ses études – puisque ce monde du travail ne fait pas de place pour les diplômés du supérieur. Ce serait une parade au rejet. On peut voir alors l’essor de créateurs de contenu qui, grâce à la monétisation, peuvent vivre de leurs centres d’intérêts hors des cadres classiques d’application de leur formation. Exemple : sur YouTube, les comptes dédiés à la philosophie avec des vidéos explicatives (le Précepteur, le Philosef, Grégoire Simpson etc.) Toutefois, il serait important de questionner les limites de ces pratiques devenues professionnelles : qu’en est-il du « contrôle qualité » ? on sait bien, pour devoir nous-mêmes passer par là dans la recherche, que la revue par les pairs est une étape importante – hors, à travailler seul en autonomie (si ce n’est autarcie), que font-ils de la marge d’erreur, ou de méprise ? (Ce qui est différent pour l’axe de la critique d’art amateure que j’ai pris, puisqu’elle part de la subjectivité, donc la marge d’erreur tiendrait du désaccord entre ressentis) Qu’en est-il de ces enseignants-amateurs freelance ? – d’autant qu’il serait intéressant de voir également comment se positionnent ces nouveaux professionnels, puisqu’en terme de savoir, il y a toujours une concurrence à celui qui saurait mieux que l’autre, qui est le plus légitime à en parler (cela se retrouve dans la critique amateure) et que le créateur de contenu prend la haute place sur l’échelle hiérarchique de celui qui parle et qui peut ne pas entendre les critiques adressées. On peut interroger le « charisme du leader » – nécessaire pour se faire une place sur les réseaux, par la sur-monstration de soi, voire l’incarnation d’un personnage infaillible, fidèle à l’idée que l’on s’en fait, et dénué de doutes.
Ce qui rejoint ce que vous dîtes Benjamin sur la « vedette-amie » : distance et proximité du créateur de contenu. L’illusion de proximité alors qu’il y a mise à distance… Les créateurs répondent à leurs messages pour nourrir leurs statistiques, avoir un taux d’engagement élevé sur leurs publications et qu’ainsi leurs comptes soient mis en avant – plus que pour avoir des conversations profondes, authentiques. Tout ceci est un peu de la poudre aux yeux en termes de social et de relations…
Et par rapport à Threads, je ne peux me prononcer, je n’ai pas encore franchi le cap personnellement ! Mais Instagram est quand même championne pour être devenue un agrégat de tous les réseaux sociaux existants ! prenant les stories à Snapchat, la messagerie à Messenger (Facebook), les canaux de messagerie à Discord/Telegram/Patreon, les reels à TikTok, et maintenant Threads à Twitter – du moins me semble-t-il, que Threads devrait fonctionner similairement à Twitter – dans cette lignée de poster la bonne réplique et de « drop the mic » plus que d’ouvrir encore une fois vers de réels échanges. Une pratique que l’on peut voir sur des réseaux comme GoodReads : trouver la bonne phrase quasi-aphoristique qui concentrerait toute l’expérience de lecture. A titre d’exemple très spécifique, je citerais ce commentaire d’une utilisatrice (Vanessa, @vll1990) de GoodReads sur le livre « Lapvona » d’Ottessa Moshfegh : « Call Me By Your Name’s peach scene walked so Lapvona’s grape scene could run ». A titre personnel, je ne vous invite pas à lire ce livre qui est parfaitement réussi dans l’expérience du dégoût, mais l’on voit bien dans ce commentaire, la « punchline » pour le dire familièrement, la phrase qui frappe. Je pense que cette stylistique (brièveté, sans appel, bon mot) peut s’appliquer aux posts sur Threads – et il y aurait peut-être un parallèle à faire avec les écrits brefs des moralistes des XVII-XVIIIè siècles et leurs recherches de « Witz » dans les salons mondains et littéraires.
Merci pour ta réponse extrêmement complète!
Au plaisir d’échanger avec toi la semaine prochaine durant la séance synchrone!
Merci Lolita, c’est une belle incursion dans le monde de la critique amateure, où l’on sent la centralité du jeu de la posture (entre positionnement esthétique, idéologique et social – la monétisation de soi y semble déterminante). Est-ce là qu’on pourrait établir la distinction fondamentale avec les grands praticiens de critiques sur des plateformes spécialisées comme GoodReads, que vous évoquez justement ici, dans le commentaire précédent ? Car il y a là, objectivement, une forte parenté – même si l’effet produit est certes bien distinct.
Ah oui, à propos des dernières images : voir les travaux d’Oriane Deseilligny sur l’utilisation du capital symbolique associé au livre comme objet de mode ou de commerce.
Bonsoir, (et désolée pour mon délais de réponse, je reviens tout juste des fêtes de Pâques!)
Je situerai la différence entre des réseaux comme Instagram/TikTok/YouTube et par exemple GoodReads/Babelio au niveau des points de vue (entendus comme lieux d’énonciation). Dans le premier cas l’utilisateur est amené avant tout à parler depuis son propre compte (de son espace à lui) alors que dans le second cas sa parole a lieu dans l’espace du livre (la « page » web recensant ce qui lui a trait – se rapprochant en termes de format de l’avis produit, que l’on retrouve ailleurs sur des plateformes de vente de divers objets). Pour GoodReads, l’utilisateur-lecteur semblerait agir depuis le territoire de l’altérité (celui du livre), ce qui limite à nouveaux frais l’expansion du moi à la rédaction (pas d’image ni de video). Les postures varient, de même que les formes de ces critiques. Le soi (et les problématiques qui lui sont rattachées) semble évidemment toujours présent, mais disons « plus ou moins » selon les réseaux et les intérêts.
Mais je n’ai pas assez creusé les formes prises par les critiques sur GoodReads pour pouvoir clairement établir un comparatif poussé entre les réseaux qui permettrait de faire émerger des pratiques propres, et de voir si des formes particulières peuvent être reliées à tel ou tel réseau (ce qui est fort probable, surtout lorsque le médium change – pratiques écrites ou oralité de Youtube/TikTok). Il faudrait voir de plus près ces pratiques – ce qui promet encore de « belles incursions » !
Merci beaucoup pour la découverte des travaux de Deseilligny, je garde cette référence précieusement !