Chiara Zampieri, « Muséo-littérature ou le livre comme dispositif muséal »

Chiara Zampieri

Chiara Zampieri est chercheuse junior et Lecturer in French Modern Littérature à l’Université́ de Louvain (KU Leuven) en Belgique. En 2023, elle a obtenu un doctorat en études littéraires comparées avec une thèse intitulée Voix d’Étrurie. La représentation de l’antiquité́ étrusque dans la littérature européenne (1840-1940) qu’elle prépare pour publication pour les Presses du Septentrion. Sur la question de la réception artistique et littéraire de l’antiquité́ étrusque au XIXe et XXe siècles, Chiara Zampieri a également co-dirigé le volume Modern Etruscans. Close Encounters with a Distant Past (2023, Leuven University Press / Open Access). Ses recherches actuelles, intitulées « Muséo-littérature : les musées et la commande aux écrivain.e.s contemporain.e.s (1995-2023) » portent sur les relations et interactions entre la littérature contemporaine, les musées et le patrimoine. Chiara Zampieri est également un membre actif des réseaux de recherche internationaux RIMELL (Recherches Interdisciplinaires sur la Muséographie et l’Exposition de la Littérature et du Livre) et PatrimoniaLitté, qui s’intéressent à la relation entre la littérature et le patrimoine.

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9 réflexions au sujet de “Chiara Zampieri, « Muséo-littérature ou le livre comme dispositif muséal »”

  1. Merci beaucoup, Chiara, pour le panorama réalisé autour de la très stimulante notion de muséo-littérature et sur les nombreux exemples que tu as soulevés, en particulier les deux collections sur lesquelles tu t’arrêtes plus en détail dans la deuxième partie de ton intervention. Je me demandais simplement, afin d’ouvrir l’échange autour de ta communication et parce que cela a attisé ma curiosité, si tu pouvais éventuellement préciser la teneur et la portée des « représentations inattendues/surprenantes de l’espace muséal » que tu as pu identifier dans le corpus que tu as déjà eu l’occasion de passer en revue ? Se jouent-elles uniquement sur un plan discursif/imaginaire (au travers, notamment, de la dynamique de resémantisation de divers ordres que tu évoques) ou bien ont-elles aussi un quelconque impact sur les modalités formelles ou matérielles des livres dans lesquels elles apparaissent ? Plus spécifiquement, y a-t-il l’une ou l’expérimentation livresque « décalée »/hétérodoxe sur laquelle tu aurais pu tomber – suivant l’idée que la dynamique intermédiale propre à la muséo-littérature viendrait peut-être bousculer la forme littéraire et l’objet-livre tels qu’ils sont traditionnellement appréhendés ?
    
Par ailleurs, dans une logique de partage de références, je crois que cet article de Magali Nachtergael (où il est justement question de l’élaboration d’espaces d’expérimentations littéraires et artistiques au sein des séries « Fiction » du MacVal et « Fictions à l’œuvre » du Frac Aquitaine/Nouvelle Aquitaine), si tu ne le connais pas encore, pourrait être porteur pour ton travail de recherche et enrichir le corpus muséolittéraire que tu es amenée à établir : https://journals.openedition.org/contextes//9872. 

    D’avance merci pour ton retour !

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    • Un grand merci pour tes questions et tes réflexions, Corentin. Elles sont extrêmement stimulantes !
      Concernant les représentations inattendues ou surprenantes de l’espace muséal, il faut préciser que la plupart des textes issus de ces collaborations entre les musées et la littérature visent à véhiculer une image alternative du musée et du patrimoine, à la fois sur le plan thématique et sur le plan de la matérialité du livre.
      1. Sur le plan thématique, les textes produits dans le cadre de ces initiatives présentent presque toujours le musée comme un espace « autre » par rapport à l’espace dont un visiteur pourrait faire l’expérience lors d’une visite durant les horaires d’ouverture. Ce but est atteint de deux manières, parfois combinées. 1) D’une part, ces récits se focalisent sur des espaces secondaires du musée, c’est-à-dire sur tous ces espaces qui, tout en faisant part du musée, ne sont pas accessibles au public (à l’instar des dépôts, des greniers, des caves, des salles du personnel ou des salles de contrôle). Dans la série « Le Louvre en bande-dessinée », par exemple, la plupart des histoires ont lieu dans des espaces adjacents à ceux réservés à l’exposition. L’album « Les chats du Louvre » de l’auteur Taiyō Matsumoto, par exemple, se déroule presque exclusivement dans les greniers et sur les toits du musée du Louvre. Les grandes galeries du musée parisien ne sont que des espaces de passage e de transition. 2) D’autre part, se récits offrent des points de vue inédits sur des espaces bien connus. Dans la série « Fumetti nei musei », par exemple, les musées sont racontés par des personnages qui ne sont pas nécessairement des visiteurs. Dans l’album « Piccoli visitatori notturni » de Marino Neri, par exemple, la narration est confiée à des souris qui habitent dans les Gallerie Estensi di Modena. De même, dans « Les chats du Louvre », la narration est assurée par des chats vivant dans le grenier du Louvre. Une autre manière pour présenter des points de vue inédits sur l’espace muséal consiste à présenter l’espace muséal dans des conditions extra-ordinaires, par exemple en nocturne et en solitaire, comme dans la série « Ma nuit au musée » où l’auteur est enfermé seul pendant une nuit dans un musée de son choix. Toutes ces stratégies narratives visent à remettre en question l’image traditionnelle du « musée tombeau », souvent considéré comme lieu de mémoire, de prestige et de haute culture refermé sur lui-même.
      2. Du point de vue de la matérialité du livre, lorsqu’une expérience de muséo-littérature aboutit à un objet livre, celui-ci se retrouve plus ou moins modifié et transformé par la présence d’éléments muséographiques qui viennent à s’ajouter et à coexister avec les éléments littéraires. C’est notamment le cas dans les deux collections présentées dans ma contribution. Bien que l’objet livre ne soit jamais radicalement révolutionné (d’après le corpus que j’ai pu analyser jusqu’à présent), il est indéniable que cette convergence discursive du discours muséal et littéraire fait de ces livres des objets hybrides qui relèvent à la fois du catalogue muséal et du récit de fiction. Comme je l’ai mentionné dans mon intervention, la muséo-littérature ne se manifeste pas qu’à travers des objets livre. On peut avoir des vidéos dans lesquelles les écrivains lisent ou récitent leurs textes, des post Instagram associés à des photographies de tableaux ou de statues, des audiolivres, des PDF en ligne, des enregistrements sonores de la voix des écrivains qui lisent leurs textes… Il est intéressant de noter que dans le cadre de ces expériences numériques, les textes produits par les écrivains ne sont jamais publiés en volume et sont destinés à demeurer des « textes éphémères ». Ces dernières années, de nombreuses nouvelles initiatives ont vu le jour, mobilisant des stratégies éditoriales très variées et innovantes. Il n’est donc pas exclu qu’à l’avenir des formes éditoriales expérimentales viennent bouleverser de façon plus radicale la forme littéraire et l’objet livre tels qu’ils sont traditionnellement appréhendés.

      J’espère que ceci répond à ta question et encore merci pour ta réflexion!

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  2. Bonjour Chiara,
    Merci beaucoup pour cette présentation stimulante sur la muséo-littérature. J’ai une petite question, pour revenir sur un élément mentionné rapidement dans l’introduction: vous avez évoqué le fait que cette pratique concerne des écrivains de renom, auxquels les musées font appel de manière privilégiée. Y a-t-il des contre-exemples ? La muséo-littérature est-elle toujours réservée aux écrivains dont le prestige littéraire est susceptible d’opérer un transfert symbolique en faveur du musée, ou y a-t-il aussi des cas un peu différents ? Dans le même esprit, est-ce que la muséo-littérature cherche toujours à mettre en valeur les belles pièces des collections muséales, les chefs-d’œuvre, les objets les plus patrimoniaux, ou peut-on parfois observer la volonté d’entrer dans le musée autrement, par exemple par ses interstices, et de mettre en lumière des objets méconnus ou moins prestigieux, voire de critiquer la muséographie plus traditionnelle ou l’image du musée ? (Cette question rejoint un peu celle de Corentin!) Je suis curieuse d’en savoir davantage à ce sujet.
    Merci d’avance pour vos réponses.

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    • Bonjour Mélodie,
      Je vous remercie vivement pour vos questions, qui sont très intéressantes ! En général, les écrivains sollicités pour ce type d’initiative bénéficient d’une certaine notoriété et visibilité médiatique. Comme vous l’avez souligné, cela favorise un transfert de capital symbolique important entre les deux acteurs culturels impliqués : le musée peut ainsi se positionner comme un lieu de création contemporaine grâce à sa collaboration avec un auteur célèbre, tandis que l’écrivain bénéficie de l’invitation à collaborer avec une institution culturelle prestigieuse, telle qu’un musée. Il est évident, cependant, que la notoriété des écrivains sollicités est directement proportionnelle au budget dont dispose l’éntité commanditaire du texte (le musée ou la maison d’édition, le plus souvent). Alina Gurdiel, directrice de la collection « Ma nuit au musée », par exemple, accorde une grande importance à la sélection des auteurs pour son projet. Sur le site d’Alina Gurdiel, ainsi que sur celui de l’éditeur Stock (qui publie les ouvrages de la collection), une insistance quasi obsessionnelle est mise sur le fait que tous les auteurs et les autrices impliqués ont été récompensés par des prix littéraires. Parmi les auteurs impliqués figurent des plumes telles que Kamel Daoud, Leila Slimani, Éric Chevillard, Lydie Salvayre et tout récemment Yannick Haenel. Dans les projets de muséo-littérature disposant de budgets plus modestes, les écrivains invités sont souvent moins connus. Toutefois, même des initiatives plus modestes, organisées par de petits musées locaux, peuvent donner lieu à des expériences intéressantes. C’est notamment le cas du musée Borgogna de Vercelli, un musée local dans une petite ville du Piémont, dans le nord de l’Italie, qui a choisi de valoriser la tradition locale dans son projet de commande littéraire. Dans cette optique, l’initiative a été promue et organisée par le musée, avec la participation d’une maison d’édition locale (Effedì) et d’écrivains de la région. Ainsi, le recueil de récits réalisé est présenté comme un produit local qui valorise non seulement un musée local mais aussi des écrivains de la région et le territoire de Vercelli. Une approche similaire a été adoptée par le MAN (Musée archéologique de Naples), qui a fait appel uniquement à des poètes napolitains. Concernant la dernière partie de votre question, pour compléter les éléments évoqués dans ma réponse à Corentin, je tiens à préciser que tous les textes produits dans le cadre de ces initiatives ne célèbrent pas nécessairement les musées. Dans la collection « Ma nuit au musée » (commandée par l’agence de communication dirigée par Alina Gurdiel et non par les musées eux-mêmes), on peut trouver des exemples de textes qui critiquent les musées et leurs choix muséographiques. L’un des cas les plus intéressants est le récit « King Kasai » (2023) que Christophe Boltanski a écrit après avoir passé une nuit au Musée de l’Afrique à Tervuren (Belgique), un ancien musée colonial. Malgré les déclarations du musée sur sa décolonisation, l’auteur critique sévèrement les choix d’exposition mis en oeuvre par le musée et affirme que le processus de décolonisation est loin d’être achevé. Un autre exemple de remise en question de l’image traditionnelle du musée est illustré dans la collection « Ma nuit au musée » par des récits d’auteurs francophones tels que Leïla Slimani ou Kamel Daoud. Ces textes dépeignent le musée comme un espace essentiellement occidental où les auteurs se sentent exclus et rejetés.

      J’espère que ceci répond à votre question. Encore merci d’avoir partagé vos réflexions !

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      • Chère Chiara,

        Grand merci pour cette réponse détaillées ! Dans tous les cas, le choix des écrivains par le musée semble constituer un enjeu stratégique.

        Au plaisir de discuter davantage lors de la séance synchrone,

        Mélodie

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  3. Bonjour Chiara! Exposé très instructif sur un phénomème qui, comme vous le mentionnez, gagne en importance. J’aimerais avoir votre avis sur les raisons qui expliquent cet engouement? On voit les initiatives se mutlipler, et le public semble suivre (sinon les éditeurs n’alimenteraient pas davantage ces collections). Comment peut-on lire cette tendance?
    Merci, et bonne journée!

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    • Bonjour Julien,
      Merci beaucoup pour votre question ! En effet, ces dernières années, cette pratique s’est considérablement développée. À mon sens, l’une des raisons qui expliquent cet engouement est que, dans la cadre de ces initiatives, les bénéfices en jeu en termes de visibilité et de capital symbolique sont considérables et ce pour tous les acteurs culturels impliqués (écrivains, musées et maisons d’édition). Les musées ont la possibilité, à travers ces initiatives, de se poser comme des lieux qui, certes, rassemblent de l’art mais qui, conjointement, en produisent activement par le truchement de collections susceptibles de parler au public contemporain, ainsi qu’en témoignent les écrivains sollicités. Ces derniers, par le seul fait d’avoir été conviés pour un projet en collaboration avec un musée – lieux de prestige et de haute culture par excellence – se voient ainsi investis d’une reconnaissance qui ne fait que confirmer, voire même augmenter, la visibilité à l’origine même de leur sollicitation. Enfin, en ce qui concerne les maisons d’édition, si d’une part elles se voient associées à un musée et à son capital symbolique, d’autre part, elles ont la possibilité, par ces initiatives, de publier des auteurs rattachés à d’autres maisons d’édition et d’élargir, par là même, non seulement leur lectorat mais aussi leur catalogue. En considérant que ces publications correspondent souvent à des projets éditoriaux d’envergure (collections, recueils, séries, etc.), la maison d’édition peut également bénéficier d’un système de fidélisation du lectorat. Qui plus est, il est assez probable que les lecteurs fidèles à chaque écrivain sollicité achèteront non seulement le livre de celui-ci, mais aussi ceux d’autres auteurs ayant participé à la même initiative et, de ce fait, à la collection. En outre, ces initiatives permettent également aux musées concernés d’organiser des événements en ricochet autour du texte (rencontres avec l’écrivain, lectures à haute voix…). Il s’agit bien sûr d’une typologie d’événements qui normalement n’ont pas lieu dans un musée mais dans des libraires ou des bibliothèques, et qui, de ce fait, permettent au musée non seulement d’élargir son offre culturelle mais aussi d’attirer un public plus diversifié. En effet, on peut dire que ce type d’initiatives mettent en œuvre un système d’interaction donnant vie à un jeu de valorisation réciproque à la faveur duquel chaque acteur bénéficie de et participe conjointement à la consolidation du capital symbolique de deux autres.
      J’espère que ceci répond à votre question. Si jamais vous avez d’autres idées sur les raisons qui pourraient expliquer cette multiplication d’initiatives, je serais ravie d’en discuter davantage ! Encore merci pour votre intérêt.

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  4. Bonjour Chiara, merci pour cette présentation qui nous ouvre efficacement à ce volet des arts littéraires où la littérature rencontre le commissariat d’expositions. J’inverse le point de vue de mes collègues, dans leurs questions. Comment les autrices, les auteurs mobilisés intègrent-ils/elles ces productions dans leur propre catalogue littéraire ? Au-delà du prestige de collaborer avec telle institution prestigieuse, quel statut littéraire (ou au contraire périphérique à leur œuvre) reconnaissent-ils/elles à ces pas de côté en regard de leur production habituelle ?

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    • Bonjour René,

      Je tiens tout d’abord à vous remercier pour cette question. La façon dont les auteurs intègrent ces textes dans leur corpus littéraire varie considérablement d’une initiative à l’autre. Cependant, ce que j’ai pu observer dans le corpus étudié jusqu’à présent, c’est que, dans l’ensemble, la plupart des écrivains sollicités cherchent à neutraliser la commande par le biais de différentes stratégies énonciatives. Ces stratégies s’appuient sur la mise en scène de postures de blocage, de déni, de refus ou d’incompréhension vis-à-vis de l’espace muséal, du monde de l’art et bien sûr de l’idée même d’écrire sur commande. Néanmoins, la plupart des auteurs parviennent à dépasser ce malaise et ces sentiments de blocage en revenant à des thèmes et des questionnements qui leur sont propres et qu’ils ont déjà abordés dans leurs œuvres antérieures. Cette tendance est particulièrement manifeste dans la collection éditoriale « Ma nuit au musée », où l’on constate que les auteurs profitent de l’expérience pour approfondir des thèmes auxquels ils se sont déjà montrés particulièrement sensibles par le passé. C’est notamment le cas de l’écrivaine Andrea Marcolongo, auteure des best-sellers « La Langue géniale : 9 bonnes raisons d’aimer le grec » et « La Part du héros : Le mythe des Argonautes et le courage d’aimer », deux ouvrages traitant respectivement du grec ancien et de la mythologie grecque. Après s’être forgée une réputation d’écrivaine philhellène (Le Monde l’a surnommée la « Nouvelle Athéna » ou encore « héroïne grecque »), Marcolongo choisit de passer une nuit au musée de l’Acropole d’Athènes. Ce choix lui permet de poursuivre les réflexions amorcées dans ses ouvrages précédents. Dans cette démarche, on peut reconnaître une volonté de la part des auteurs de lier le texte réalisé sur commande aux textes produits dans un régime de majeure autonomie créative. Cette intention est également confirmée par le fait que, dans le cas de « Ma nuit au musée », une fois que le volume est publié par Stock (l’éditeur de la collection), le texte est immédiatement repris par l’éditeur auquel l’auteur est traditionnellement associé, puis réédité avec un paratexte dans lequel presque toutes les références à la collection (et donc à la commande) sont supprimées ou du moins dissimulées. Ainsi, le volume de Marcolongo a été republié en version italienne par Einaudi, celui de Kamel Daoud par Actes Sud et celui de Slimani par Gallimard.
      Bien sûr, il existe aussi des cas différents, où les écrivains ne récupèrent pas les textes et les relèguent aux marges de leur corpus. Après, sans un entretien (et encore…), il est difficile de savoir quelles sont les raisons pour lesquelles un auteur ou sa maison d’édition ne récupère pas un texte produit en collaboration avec un musée. Il peut s’agir d’un choix mais aussi d’une impossibilité dictée par les accords conclus avec le partenaire (le musée ou la maison d’édition concernée). Au cours des prochains mois, j’aimerais pouvoir interviewer quelques auteurs et autrices pour mieux comprendre comment ils ou elles se positionnent par rapport à ces initiatives. Encore merci pour vos questions et pour votre intérêt!

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