Margaux Coquelle-Roëhm, « Le livre imprimé polychrome : nouveaux regards sur la poétique du support et l’énonciation éditoriale »

Margaux Coquelle-Roëhm

Margaux Coquelle-Roëhm est professeur agrégée de Lettres Modernes et ATER en littérature et langue française à l’Université de Poitiers. Sa thèse, intitulée « L’espace du poème chez Jacques Roubaud : mouvance, mémoire, méditation », portant sur l’ensemble de l’œuvre du poète sera publiée en 2024 aux Presses Universitaires de Rennes. Plus largement, ses recherches portent sur la poésie contemporaine (en particulier l’Oulipo), mais aussi sur les questions de matérialité textuelle et d’intermédialité.

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7 réflexions au sujet de “Margaux Coquelle-Roëhm, « Le livre imprimé polychrome : nouveaux regards sur la poétique du support et l’énonciation éditoriale »”

  1. Bonjour Margaux,
    Merci pour cette belle présentation riche d’exemples et tout à fait fascinante sur les usages de la polychromie dans l’édition littéraire des dernières décennies. Deux questions me sont venues en vous écoutant, qui invitent à faire dialoguer ces usages avec la culture numérique de même qu’avec l’édition populaire. Les voici:
    1/ Matthieu Letourneux s’est penché récemment sur l’usage de la couleur dans l’édition populaire. Dans cette perspective, il montre par exemple qu’au XXe siècle, avec l’introduction de logiques sérielles dans l’édition populaire, la couleur devient hautement signifiante et fortement associée à certains genres et aux collections et magazines qui les publient : le rouge pour l’érotisme, le noir pour le policier, le bleu pour la littérature pour jeune fille, etc. À cet usage très codifié de la couleur, favorisant une lisibilité thématique/générique immédiate chez le lecteur, les exemples que vous étudiez opposent des dispositifs dans lesquels la couleur travaille l’énonciation davantage que le thème, et peut être porteuse d’un sens ambigu. Est-ce que cette distinction serait liée au fait que vos exemples appartiennent au langage poétique – où la voix est importante, où le sens est plus opaque – ou bien pourrait-on généraliser davantage et affirmer que cette opposition renvoie à l’écart entre les pratiques éditoriales populaires/sérielles, d’une part, et l’édition « blanche », d’autre part, où la couleur est beaucoup moins naturellement bienvenue, et apparaît comme une transgression des usages littéraires habituels?
    2/ Vous évoquez en conclusion le fait que beaucoup des projets de livres polychromes analysés ont été initiés ou abandonnés à différents moments du XXe siècle, pour être menés à terme très récemment, grâce à des éditeurs du XXIe siècle prêts à les reprendre. Peut-on établir un lien entre cette audace nouvelle des éditeurs aujourd’hui et la culture numérique environnante, comme si l’édition imprimée voulait pousser plus loin les explorations visant à délinéariser le livre, à repenser sa matérialité, comme par réaction vis-à-vis d’autres expérimentations menées du côté de la littérature d’écran, avec l’hyperlien, le multimédia, etc. ?
    Merci d’avance pour vos réponses !

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    • Bonjour Mélodie,
      Merci beaucoup pour ces questions et réflexions passionnantes. Je pense que le choix de la couleur relève d’une toute autre logique que celle de l’édition populaire sérielle. En ce qui concerne Roubaud, le choix des couleurs répond à la théorie sur l’apparition des couleurs du spectre dans les langues de Berlin & Kay (Basic Colour terms). « S’il y a une couleur du spectre qui apparaît pour se différencier du noir et du blanc, c’est le rouge. La deuxième qui apparaît c’est le bleu, etc. ». Cela dit, tous mes exemples n’appartiennent pas à la poésie (notamment Maurice Roche), et certains auteurs n’ont pas stipulé quelles couleurs ils souhaitaient voir apparaître dans l’édition imprimée. En tout cas, il est clair que la couleur détient un rôle énonciatif : on pourrait presque parler d’une « ponctuation colorée », pour étendre ce que dit Michel Favriaud sur la ponctuation blanche, délinéarisée et actualisatrice d’un sémantisme pluriel.
      Pour répondre à la deuxième question, je ne peux répondre que pour le corpus le plus récent, à savoir Roubaud. L’Oulipo s’est livré très tôt à des expérimentations de création cybernétique (avec les travaux de l’ALAMO notamment), mais progressivement est apparu un imaginaire mélancolique dans le rapport des machines à la création (voir les travaux d’Estelle Mouton-Rovira). Roubaud a envisagé un temps une publication sur CD-ROM ou sous forme d’hypertexte avec des liens cliquables. Mais dans la Dissolution, il réaffirme la volonté de conserver ses prérogatives d’auteur qui seraient mises en péril par la forme hypertextuelle. Il insiste aussi sur l’importance pour lui de conserver les différentes strates de texte dans un même espace graphique, ce qui le rapproche davantage des manuscrits ornés du Moyen-Âge. Il s’agit donc bien d’un « hypertexte de papier », au sens où l’entend Christelle Reggiani. C’est donc bien un manifeste en faveur de la culture imprimée, et c’est sans doute un des aspects qui a donné envie aux éditeurs de se lancer dans l’aventure (Benoît Casas d’abord, grand lecteur de Roubaud) puis Frédéric Martin pour Attila / Le Tripode. Je réponds aussi sur le lien à la culture environnante dans la question suivante !

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      • Bonjour Margaux,
        Merci beaucoup pour ces réponses très instructives !
        Au plaisir d’échanger davantage lors de la séance synchrone de fin de colloque,
        Mélodie

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    • Pour les Nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel, c’est un peu différent car le projet en couleurs est très ancien et n’a pas été réalisé du vivant de Roussel. Un travail passionnant de remédiatisation hypertextuelle a été réalisé par Hermès Salceda, Philippe Bootz et Inès Laitano : https://www.rousselnia.fr/ Les critiques mettent en évidence différents niveaux de coupe (métrique, parenthétique, infrapaginale, paginale, iconique : https://books.openedition.org/pur/52685?lang=fr), qui permettent d’organiser différents types de lecture (linéaire, topographique, iconique).

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  2. Bonjour Margaux!
    Je vous remercie pour cette présentation passionnante!
    Dans votre conclusion, vous notez que certaines œuvres « d’écritures en mouvement » sont rendues visibles aux tournant des années 2000, après une éclipse relative que l’on peut attribuer à des difficultés techniques ou financières, sous l’impulsion de nouveaux projets éditoriaux (Tristram). J’aimerais vous entendre davantage sur cette question. D’abord parce que certaines de ces maisons ont depuis fait faillite (Inventaire Invention, par exemple), alors que d’autres sont nées plus récemment (Attila, Tripode, Nous). En bref: comment voyez-vous la place des projets polychromes dans l’environnemental éditorial actuel? J’aimerais savoir si vous êtes optimiste en ce qui concerne l’avenir de structures éditoriales qui prennent en charge des projets lourds sur le plan technique et commercial. Une sous-question: que pensez-vous que ces maisons ont à gagner à publier ces livres « impubliables »?
    Merci!

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    • Merci beaucoup pour votre message et pour ces questions. Je suis d’un optimisme plus que modéré sur ces structures éditoriales : d’une part, force est de constater que ces maisons rencontrent souvent des difficultés, Attila par exemple a fermé en 2013 et a retrouvé un nouveau souffle grâce à la fondation du Tripode. En ce qui concerne La Dissolution (600 pages en couleurs) de Jacques Roubaud par exemple, il a fallu six ans pour que le projet soit mené à bien (établissement du texte, maquette, recherche de financement). Benoît Casas me confiait que la facture était extrêmement salée, que sans certains partenaires financiers dont le CNL cela aurait été impossible (voir entretien en annexe de ma thèse). Dans l’environnement éditorial actuel, de tels projets peuvent répondre à l’identité d’une maison (les OVNIS littéraires pour Tristram ou Attila / Le Tripode). Ils peuvent être aussi pensés comme un geste militant en faveur de la matérialité. Je pense à ce que dit Magali Nachtergael dans Poet against the machine sur la vita nova de la technologie imprimée : » celle des petites éditions, des livres faits à la main ou des tirages limités ». Ce choix matériel manifesterait « le désir d’une communauté réelle », comme « une forme de résistance » et « signale une volonté de retour au « rôle du poète », notamment celui de « lutter contre la domination des systèmes et des machines » » (p. 183). Chez un Roubaud, farouchement attaché au livre papier contre l’interactivité, en tout cas, cela résonne.

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  3. Merci Margaux pour cette exploration toute en nuances des enjeux de matérialité et d’image du texte, qui ne sont pas relégués à un simple amusement graphique. Vous exposez bien le travail de cocréation des ouvrages, de même que d’éventuelles revisites « expérimentales ». Dans cet esprit, je me plais à imaginer qu’on pourrait rééditer dans un tel esprit, dans une forme de réécriture, le Coup de dés de Mallarmé ou, de façon plus rapprochée à la prose de Roubaud, le Mobile de Butor, où les strates, non pas énonciatives mais discursives, sont explorées dans la tabularité de la page… Simple façon de montrer l’intérêt de cette saisie d’une épaisseur possible de l’image du texte.

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