Formes éditoriales innovantes
Pour cette première semaine de la Fabrique du numérique 2020, nous vous proposons une exploration de diverses formes éditoriales innovantes.
L’adoption des formats passe-partout et homothétiques (pdf et epub) est très généralisée et elle a configuré tant les pratiques de création que les modes de distribution.
Comment penser en dehors de ces formats ? Comment aller plus loin dans l’exploitation du epub ? Quels supports, quelles interfaces, quelles plateformes explorer ? Quelles modalités techniques mobiliser (réalité augmentée, algorithmes, intégration avancée texte/vidéo, influences du jeu vidéo…) ? Comment réinventer le livre numérique aujourd’hui ? (en littérature, en édition générale, en édition savante)
Sans prétendre ici faire un inventaire exhaustif ni plonger dans les technologies les plus avancées, ce panorama vise à ouvrir le regard vers ce que peut aussi être le livre numérique. Pour ce faire, une mise en place initiale (plus bas) est proposée par Christiane Vadnais. Suivent des « fiches de lecture » de certains livres numériques intéressants, ainsi que des capsules vidéo avec des actrices et acteurs du milieu éditorial.
Au bas de chaque page se trouve un formulaire de commentaire. N’hésitez pas à y laisser une observation, une question, un élément qui vous semble original ou symptomatique de l’évolution des formes éditoriales. (Note : tous les commentaires seront modérés, donc ils apparaîtront avec un léger décalage temporel.)
Fiches de lecture et capsules associées à ce thème :
- Entretien vidéo avec Kate Pullinger (réalisé par Les autres jours)
- Entretien vidéo avec Prune Lieutier (sur Ohé, un projet d’affiches amplifiées)
- Entretien vidéo avec Maude Veilleux (sur le roman web frankie et alex)
- Fiche de lecture : Breathe, de Kate Pullinger
- Fiche de lecture : Art contemporain du Québec, de Ève-Lyne Beaudry et Marie Fraser
- Fiche de lecture : Ise-ji: Walk With Me, de Craig Mod
- Fiche de lecture : Tout garni, de La Pastèque
Des formes éditoriales innovantes – un (certain) panorama
Aux artisans contemporains du livre qui perçoivent dans le numérique un « changement de paradigme », cette révolution technique et culturelle est encore si jeune qu’il est difficile de concevoir de quelle manière elle transformera vraiment l’objet de l’édition. Comme l’imprimerie nous a fait passer du codex au mass paperback, le numérique pourrait faire évoluer le livre vers… quoi? Des formes disponibles à de nombreux endroits en simultané, des formes marquées par l’interactivité, le réseau, les pratiques collaboratives…? « L’assemblage de feuilles » livresque traditionnel se perpétue assez bien à travers l’ePub et le PDF, mais les outils techniques dont disposent désormais les créateurs de contenu ouvrent un grand champ de possibilités formelles (qui transformeront en profondeur le geste d’éditer — c’est du moins notre conviction, chez Alto.)
Vu que la typologie de ces pratiques reste à faire, vu qu’elles restent relativement « en émergence » et se modifient rapidement, le bref panorama qui suit, sans aucune prétention exhaustive ou scientifique, vise surtout à muscler notre imaginaire éditorial en citant quelques exemples inspirants, à débroussailler certains enjeux et à ouvrir des pistes de discussion pour réfléchir au renouvellement du livre grâce aux technologies.
Du PDF à la fiction interactive, en passant par le livre audio
Qu’est-ce qu’une forme éditoriale innovante en contexte numérique?[1] Les réponses possibles foisonnent, car si le geste d’éditer est celui de donner une incarnation au texte pour le propulser vers le public, des enjeux de formats (PDF, application, etc.), de texte (natif ou adaptation, individuel ou collectif, linéaire ou non) et de design (visuel, interactif, etc.) entrent en ligne de compte, de même que la reconfiguration du processus créatif et des stratégies de diffusion.
Le livre et la littérature « papier » sont construits sur une chaîne de création-production-diffusion que certains formats permettent de reconduire jusqu’à un certain point, tout en injectant au livre les caractéristiques inhérentes au web. C’est le cas de DiViNa, lancé au festival d’Angoulême, qui permet de diffuser une bande dessinée en format protégé par un DRM. Accompagné de « DiViNa creator », destiné aux auteurs de contenu, ce logiciel permet de choisir un sens de lecture, le ratio image/écran, d’intégrer des effets de transition et des sons, par exemple. Dans le même esprit visant à rapprocher les formats homothétiques (ePub, PDF) de l’hypertextualité fondamentale d’Internet, les PUM créent les livres de la collection Parcours numériques en deux éditions : papier (payante, à lire de façon traditionnelle) et numérique (gratuite, à consulter de façon non linéaire). Cette deuxième forme comprend des liens et des contenus supplémentaires possiblement mis à jour, discutés avec les internautes, etc. De son côté, La montagne secrète a créé des livres numériques enrichis disponibles pour iPad, iPhone, etc. Le livre audio, en plein essor, facilite aussi la translation d’une œuvre papier existante (ou d’un travail en littérature orale, spoken word, etc.) vers une œuvre numérique : livré d’un seul bloc, commercialisable à travers des plateformes bien établies, il permet de rendre un texte plus largement accessible, notamment aux personnes non voyantes (avec les défis posés par les importants coûts de production et, parfois, la longueur des textes lus). De son côté, le balado de fiction, héritier de la tradition des radioromans, représente une intéressante option pour investir la mise en scène sonore et les textes inédits (voir Solstice, sur OHdio).
L’exploration de techniques et interfaces de plus en plus complexes par les artistes et écrivains, sous l’influence du jeu vidéo ou devant les avancées de l’intelligence artificielle, représente des défis éditoriaux gigantesques. Elle introduit aussi de nouveaux paramètres clés, comme l’interactivité, la multidisciplinarité et le multilinguisme. Par exemple, l’un des formats innovants privilégiés par les éditeurs (notamment ceux sondés récemment par l’ANEL) est l’application. Au Québec, Fonfon interactif a produit une collection d’applications où les enfants peuvent lire, écouter et créer. Une BD interactive de l’Agent Jean conçue spécialement pour les tablettes a été commercialisée dans les deux langues (anglais et français). Québec Amérique a mis en place plusieurs applications qui accompagnent ses livres ou les présentent dans un nouveau format. À l’international, The Pickle Index (offert sous forme de fiction interactive ou de livre papier), le jeu vidéo 80 days inspiré de Jules Verne ou la « bande défilée » Phallaina, proche des fameux webtoons asiatiques[2], sont des exemples qui valent le détour. Certaines app, parfois sur un modèle d’abonnement payant, cherchent à créer une habitude de lecture qui est encore à développer (L’Ovni, Rocambole, Opuscules). Probablement populaire en raison de sa commercialisation possible (l’application, fermée, permet à l’éditeur de tirer des revenus dans les « stores »), ce format induit toutefois des contraintes de création importantes : équipes multidisciplinaires, adéquation entre le format choisi et les appareils possédés par le public cible, nécessité des mises à jour et/ou gestion des mécanismes d’interactivité…
Certaines formes numériques sont extrêmement stimulantes pour les créateurs, mais ne permettent pas une « reproductibilité » aussi importante que le livre papier ou Internet : pensons entre autres à la réalité virtuelle, qui nécessite, pour être « lue », un casque adapté. La bibliothèque la nuit, produite par Ex Machina sur un texte d’Alberto Manguel, et les poèmes en réalité virtuelle de Télé-Québec sont deux exemples de l’utilisation de cette technologie qui ont circulé dans les festivals, musées, lieux de diffusion, etc. D’autres exemples d’expériences littéraires numériques restent moins « reproductibles » encore, parce qu’ils sont associés à des lieux ou à des événements, comme Sur les bancs, une « webapplication de réalité augmentée sonore qui propose des bulles de fictions géolocalisées en son 3D sur les bancs de la ville de Metz ».
De plus en plus, les créateurs du livre, auteurs, éditeurs, artistes ne voient plus le livre et le numérique comme deux espaces duels, mais comme deux médiums à travers lesquels des projets peuvent naître indépendamment, ou s’adapter. Si l’écriture de blogue ou via les médias sociaux (Twitter, Facebook, Instagram) continue de se pratiquer, le plus souvent, avec un angle promotionnel et/ou dans un objectif de médiation, certains projets explorent les médiums quotidiens (gérés le plus souvent par les GAFAM) de façon plus créative. On peut penser à Machine à répliques de Productions Rhizome, qui mettait un auteur aux commandes d’un échange avec les lecteurs, pour leur proposer de bonnes réponses à des répliques gênantes auxquelles ils ont été confrontés, à Particules, un projet de création littéraire et visuelle sur Twitter en partie planifiée, mais aussi spontanée, ou encore aux versions « Instagram » de romans classiques proposées par la New York Public Library sous forme de stories (Insta Novels) et à l’Instapoetry de Rupi Kaur, désormais couchée sur papier. Le roman Cette maison de David Mitchell est né sous forme de nouvelle diffusée sur Twitter. Radio-Canada a mis en place le site web Histoires de coups de foudre, en lien avec la télésérie Hubert et Fanny, où les histoires de six auteur.e.s sont rendues de façon graphique, animée et musicale.
Innover en édition numérique : quelques pistes de réflexion
Au final, à qui tente d’expérimenter ce que sera « le livre de demain », ce foisonnement de projets d’apparence si divers pose plusieurs questions :
- La reconfiguration de la relation entre création et production.
Puisque le format de l’œuvre numérique innovante nécessite des expertises diverses et doit tenir compte des habitudes du public (appareils de lecture, habitudes de navigation, etc.), création et production ne sont plus successives, mais simultanées. Dès la création de son œuvre, l’auteur doit prendre en compte le format éditorial et réfléchir à des publics cibles (encore méconnus), des considérations souvent absentes de son travail habituel. La direction littéraire acquiert de nouvelles dimensions. (Chez Alto par exemple, nous en venons à travailler avec des artistes de façon étroite dès les premières étapes de leur projet, alors que dans le processus « traditionnel », nous arrivons généralement à la finalisation du manuscrit.) - Le renouvellement des esthétiques.
Le numérique est synonyme de non-linéarité, d’interactivité, de multilinguisme, de collaboration et de personnalisation (entre autres). Comment investir ces paramètres créatifs ? Comment, en tant qu’écrivains, créateurs de contenu, traducteurs, éditeurs, etc., pouvons-nous nous outiller, développer des réflexes de créateurs et d’éditeurs numériques ? - La complexification de la production.
Beaucoup de contraintes techniques et budgétaires (les logiciels changeants, le coût des ressources humaines en informatique, pour ne nommer que celles-là) limitent les acteurs du milieu. Comment développer les moyens de créer des œuvres de haute qualité littéraire et technique avec les moyens qui sont les nôtres ? Comment inscrire la littérature et le livre dans une culture numérique de plus en plus dominée par les GAFAM et les productions anglophones ?
Christiane Vadnais
Responsable des projets de recherche et développement chez Alto
Avec l’aide du comité d’innovation de l’ANEL, de René Audet et de Charles-Antoine Fugère
[1] Vraie question que je nous pose.
[2] Pour plus d’exemples français, voir la plateforme Futurlivre.fr mise en place par L’Institut français.
Laquelle des trois questions posées par Christiane Vadnais rejoint davantage votre travail éditorial ou votre expérience de lecture ?
Vos réponses transmises par ce formulaire seront visibles après modération.
Je réponds un peu à côté, pour le plaisir de donner un peu plus d’expansion à la réflexion. On est ici dans une ouverture (voire une explosion) des « modèles », des incarnations du livre – à entendre comme un contenu cohérent qui requiert un support pour être mis à disposition des lecteurs. Tous ces modèles ne se prêtent pas intuitivement, du moins dans l’horizon connu du marché actuel, à une commercialisation simple… Néanmoins, plusieurs ont un pouvoir de captation de l’attention, de l’intérêt, pour ensuite ramener le lecteur, la lectrice vers d’autres contenus, d’autres livres – vers un réseau d’incarnations singulières de livres (ou de leur contenu). Peut-être y a-t-il, dans ces formes, la matière potentielle pour une réinvention de la place des livres dans l’économie culturelle… où le livre seul existe plus difficilement. (J’annonce un peu le troisième thème de la Fabrique, mais il me semble que cette pluralité de formes peut aussi être interrogée de cette façon.)
Il ne faut pas seulement tenir compte dès le départ du format éditorial mais du ou plutôt des formats qui seront choisis comme cadres pour une forme stabilisée de ces oeuvres. Si elles impliquent une performance des lecteurs, il convient aussi de prévoir des dispositifs pour enregistrer des traces de ces parcours de lecture. Et des versions intermédiaires des oeuvres devraient pouvoir co-exister avec la version initiale et les différentes versions actuellement en circulations pour que l’on puisse prendre conscience de la genèse de l’oeuvre en la parcourant. Le fantôme de l’oeuvre devrait la hanter pendant que le lecteur la « possède » et est possédé par elle. C’est la formation des éditeurs – auteurs – concepteurs de parcours – plateforme – artisans du livre numérique qui est le lieu où il faudrait investir d’abord. Des écoles d’édition créative innovante devraient donc être mises sur pied afin que des écrilectrices et écrilecteurs puissent foisonner dans la société civile pour le plaisir et pour la suite du monde. Pour l’instant il y a le DESS en édition numérique à l’Université de Montréal. Mais ce n’est pas encore le pieds. Faudra-t-il attendre que des écoles privées s’emparent de ce domaine qui est le terreau d’où émergera le livre de demain ? En tous cas des formateurs indépendants ayant du métier devraient y être invités comme collaborateurs réguliers.