La Fabrique du numérique 2020 – retour d’expérience

La Fabrique du numérique 2020 – qui devait prendre la forme d’un atelier en février 2020 mais qui, pour cause de tempête puis de pandémie, s’est tenue en ligne de la fin août à la mi-septembre 2020 – s’est intéressée à l’innovation éditoriale et aux modalités d’une intégration plus marquée du numérique dans le monde de l’édition. Trois thèmes ont fait l’objet de publications hebdomadaires (sous forme de fiches de lecture ou d’entretiens vidéo) : les formes éditoriales innovantes ; les structures, équipes et modèles organisationnels ; puis les modes de circulation et de commercialisation. Enfin, un atelier-discussion s’est tenu le 17 septembre, pour échanger et identifier des pistes pouvant définir une feuille de route collective utile à la poursuite de ce chantier.

Les échanges menés dans le cadre de la Fabrique – que ce soit par les entretiens captés avec différents interlocuteurs, par les commentaires et par l’atelier synchrone du 17 septembre – ont dessiné un ensemble de problèmes, d’enjeux et de pistes qu’il nous importait de consigner et de partager. S’y croisent des constats à la suite d’expériences vécues récemment, l’affirmation de manques ou de faiblesses, des souhaits engageant les membres d’une communauté professionnelle et des demandes explicitement formulées à l’égard des institutions ou de différents interlocuteurs.

Nous les regroupons ici sous quatre thèmes ou aspects qui s’imposent à la suite de cet événement.

Nous espérons que ce retour d’expérience puisse contribuer à forger, à l’intention des éditeurs et par les éditeurs, une feuille de route collective dans la définition d’un environnement de formation et de travail propice à l’innovation éditoriale et à un meilleur investissement des pratiques numériques.

René Audet, Véronique Fontaine, Christiane Vadnais, avec la collaboration de Charlotte Biron
Comité organisateur de la Fabrique du numérique 2020


Les productions éditoriales numériques appellent vivement la collaboration, des réseaux d’acteurs, voire un rapport avec la communauté.

Le chantier de production d’œuvres numériques appelle souvent un idéal d’interdisciplinarité et d’équipes multi, stables et permanentes. La réalité est souvent bien différente, en raison des capacités financières limitées de plusieurs éditeurs qui ne permettent pas la création d’un département de R&D ou de développement technologique.

Ainsi, il est nécessaire de tisser des collaborations basées sur le partage de risque et surtout sur la complémentarité des compétences et des intérêts. On souligne la pertinence de bien démarrer cette collaboration – des rencontres en personne étant utiles pour définir le projet, pour réaliser la phase d’idéation, voire pour assurer certaines portions de la production. Ce type de collaboration profite d’une souplesse administrative et organisationnelle – les montages juridiques, même si nécessaires pour assurer le respect de la propriété intellectuelle des parties, peuvent encadrer les principaux paramètres du projet, mais sans se perdre dans des architectures complexes. Les projets profiteraient d’être définis à la volée ou encore s’appuyer sur un modèle de collaboration souple (un partenariat édition/technologie en vis-à-vis ou l’intégration d’un interlocuteur spécialiste d’informatique dans une équipe de production). C’est donc la complémentarité des parties prenantes qui a préséance sur le principe théorique d’une équipe dédiée à une spécialité médiatique.

Cette idée d’une complémentarité peut s’inspirer d’autres modèles, surtout pour les très petits éditeurs ou les auteurs en situation d’autoédition. La collaboration peut être fondée sur le modèle d’un échange de services ou s’inscrire dans une dynamique collégiale, comme on l’observe dans des centres d’artistes autogérés ou dans des projets multidisciplinaires. L’extension immédiate de cette vision est celle des événements de création, comme des hackathons ou autres muséomix. Bien sûr, on s’approche ici d’une logique du bricolage, où l’on ne s’insère plus immédiatement dans un processus de production industrialisée, mais où l’objectif de la diffusion d’œuvres numériques innovantes peut tout aussi bien être atteint.

Dans tous les cas intervient l’idée d’un réseau d’acteurs, voire d’une communauté, où la collaboration, la participation, voire le financement partagé de ressources définissent profondément les modalités de travail. Si des exemples aussi poussés d’engagement collectif comme ceux de l’édition savante au Canada et des librairies indépendantes au Québec sont plus difficilement imaginables pour le milieu éditorial, il n’en reste pas moins que des initiatives partagées (événements de rencontres, mise en commun d’expertises, collaborations spontanées et ponctuelles), sont des avenues de développement porteuses à ne pas négliger.


Les défis de la commercialisation d’œuvres numériques appellent une meilleure appropriation des outils technologiques, de la chaîne de production à la diffusion, à travers des modèles économiques innovants à explorer.

Ce résumé ne décrit pas une réalité inédite : l’intégration de volets numériques à la production éditoriale est un défi constamment renouvelé. Ce n’est pourtant pas une raison suffisante pour taire cet appel à une transformation de certaines pratiques ou à une inflexion d’usages. La question des modèles économiques persiste à être le principal nœud de telles initiatives numériques. La perception généralisée de la gratuité associée au web constitue pour plusieurs un frein, que des projets de facture originale (déplaçant ainsi les attentes) peuvent contribuer à combattre.

Des stratégies diverses peuvent être mobilisées. L’exemple des stores d’applications ou de jeux vidéo illustre un détour intéressant pour aller chercher une nouvelle clientèle ; idem pour la littérature audio, qui d’ailleurs bénéficie d’une stabilité technologique intéressante (et ne requerra pas de constantes mises à jour, contrairement à d’autres produits numériques). D’autres stratégies permettent de briser cette attente, comme la mise en marché conjointe de créations numériques et d’objets matériels où le coût d’acquisition est justifié par cet ensemble multisupports. Cela ne règle pas l’enjeu général de la monétisation des produits numériques, notamment le coût associé aux versions et mises à jour nécessaires pour assurer la pérennité de l’offre. Parfois, la réorientation d’une plateforme vers un nouveau public (ou empruntant un nouveau canal) permet de gagner une longévité nouvelle ou d’accéder à un marché jusque là inaccessible à la première proposition.

De plus en plus s’impose l’idée d’une meilleure gestion, en processus de production, des déclinaisons possibles d’un même produit. On peut s’inspirer de chaînes de production multiformats que l’édition savante a développées à travers les années, qui permettent aisément de décliner l’œuvre sur des supports ou dans des formats différents – ainsi la logique de l’adaptation est intégrée dans la production initiale, favorisant la coexistence de plusieurs formats. Un meilleur contrôle des produits, à partir de la chaîne de production d’origine, pourrait permettre une rentabilité accrue.

Il ne faut pas, enfin, nier la complexité du monde éditorial, notamment la diversité des œuvres produites et les réalités distinctes selon les interlocuteurs – l’exemple des enjeux économiques d’un éditeur privé en regard de ceux d’un OBNL est à cet égard très parlant. Néanmoins, il ne s’agit pas de viser à uniformiser ces réalités et ces pratiques, mais plutôt de chercher un langage universel ou des dénominateurs communs. La question de la diffusion pose le défi permanent des modalités de circulation : à défaut de pouvoir normaliser les canaux de distribution, peut-on à tout le moins s’entendre sur des outils pour favoriser la visibilité et la découvrabilité, à travers un langage unique de description des œuvres ? La capacité de rejoindre ses publics cibles pourrait ainsi s’en trouver augmentée.


Un meilleur accès à des ressources ciblées pourrait bonifier la capacité des éditeurs à mieux investir le secteur numérique.

La réalisation de produits numériques se bute généralement aux limites de compétences de l’équipe en place : des développements informatiques spécifiques sont nécessaires ; des compétences à jour sont requises pour respecter les standards ; des innovations appellent la contribution de spécialistes qui sauront orienter et réaliser les projets. Plusieurs freins sont ainsi rencontrés par les éditeurs avides d’explorer davantage les publications numériques.

En amont, l’accès à des données factuelles serait nécessaire pour une meilleure planification : pensons notamment aux statistiques d’usage sur les différents supports (ordinateur, téléphones, tablettes, liseuses) en fonction des publics cibles, qui pourraient être des indicateurs précieux. La prise en compte de l’évolution des usages des transactions commerciales en ligne (quelles tranches d’âge s’y prêtent sans difficulté ? En recourant à quelles plateformes, à quels outils ?) orienterait également une stratégie de mise en marché. Ces données factuelles caractérisant la pénétration des usages numériques auprès des clientèles visées s’imposent comme des repères nécessaires pour éviter de s’engouffrer aveuglément dans ce contexte commercial distinct de la vente de détail en magasin.

Une demande claire est formulée pour identifier des spécialistes informatiques et solliciter leur participation. Des banques de programmeurs et de spécialistes ciblés (réalité augmentée, réalité virtuelle, moteurs de jeux vidéo, accessibilité web, etc.) gagneraient à être constituées, malgré la difficulté évidente de leur mise à jour. Une idée parmi d’autres pourrait être d’élaborer une banque de mandats pour du microtravail, de sorte d’assister ponctuellement des autodidactes en contexte de production. Des programmes favorisant des rencontres entre des acteurs de l’édition et du numérique (à la façon des JAM360) mériteraient d’être multipliés et déclinés sous des formes variées – allant de formules d’idéation comme des hackathons jusqu’à des programmes pilotes d’intégration de spécialistes dans des milieux de production éditoriale. Des aides publiques seraient également attendues pour permettre aux petites entreprises et aux auteurs d’accéder à moindre coût à des personnels qualifiés.


La formation est le nerf de la guerre pour conduire les éditeurs à investir le secteur numérique avec clairvoyance et dans un objectif de rentabilité des projets.

C’est la réalité de toutes les composantes de la société : la littératie numérique doit faire partie des efforts prioritaires de formation continue de tout citoyen. L’injonction est particulièrement forte pour les acteurs du milieu éditorial qui souhaitent investir ce créneau et dont la sphère d’action n’est pas quotidiennement celle de la culture numérique. Comment se tenir (constamment) à jour à propos des nouveaux usages, des nouvelles technologies ? Quoi faire avec la réalité augmentée ? Comment personnaliser un texte avec des données de géolocalisation des usagers ? La connaissance des fonctionnalités tout autant que celle des pratiques associées à des tranches d’âge du public cible sont des variables clés dans la définition d’un projet de production. L’esprit d’innovation se bute rapidement à un déficit de connaissances technologiques. Les éditeurs doivent développer une « imagination technologique » pour intégrer cette composante dès le début des projets.

Diverses stratégies ou solutions peuvent être envisagées concurremment. Le recrutement de nouveaux membres de l’équipe, sans cibler des spécialistes informatiques, pourrait prendre en considération des compétences spécifiques (des bases en programmation informatique, une formation en culture numérique, etc.) ou intégrer une partie de mandat liée à la veille des enjeux technologiques pertinents à la maison d’édition. Un budget de formation continue pourrait être consacré explicitement aux enjeux actuels du contexte numérique. L’invitation ponctuelle de spécialistes de technologies de pointe, dans des cadres informels, permettrait des séances d’idéation et l’éventuelle planification de projets conjoints.

Plus encore, il faut viser collectivement à une offre de formation diversifiée et ancrée dans l’actualité des usages et des technologies. Les associations professionnelles autant que les universités sont spécifiquement interpellées pour déployer des formations adaptées aux besoins immédiats (mais aussi au développement de compétences persistantes). Le transfert d’information doit être favorisé, par des veilles informationnelles générales ou ciblées et par des synthèses, de sorte d’influencer profondément le regard posé sur la pratique de l’édition. C’est dire à quel point la chaîne éditoriale doit être placée au cœur de la réflexion sur la formation des éditeurs : c’est ainsi que ce volet numérique pourra peu à peu s’intégrer naturellement au sein de la machine éditoriale et constituer l’une de ses composantes naturelles.

De façon complémentaire est attendue la formation des auteurs et même des lecteurs aux considérations propres aux œuvres numériques. Une meilleure compréhension des enjeux de la culture numérique, un accroissement général de la littératie numérique, une familiarisation des technologies les plus courantes pourront contribuer à un meilleur accueil des productions éditoriales numériques. La capacité des auteurs à projeter leur œuvre dans une logique éditoriale numérique modifiera le dialogue établi avec leur éditeur ou les conduira à envisager des avenues d’autopublication propres à ouvrir de nouveaux champs d’expérimentation. Enfin, le développement d’un discours critique adapté aux œuvres numériques favorisera une meilleure diffusion de ces projets, que ce soit au sein de la critique généraliste ou dans le cadre d’outils de recension critique spécialisés. Ces modalités de formation restent encore largement à investir et à modeler.