Les rivières effacées

Chute de la rivière du Bic. Photo de Marie-Hélène Voyer

par Marie-Hélène Voyer

je n’ai jamais raconté à qui que ce soit
que je connais les gestes,
la méthode exacte
pour appeler l’eau,
la faire sourdre du fond profond de la terre : 

J’ai cinq ans la première fois que je rencontre un vrai de vrai sourcier (j’entends d’abord sorcier). Cachée derrière mon père, j’observe pétrifiée les lents arpentages de l’homme tout autour de ma maison. Il tient ferme sa baguette de coudrier tordue. Il cherche des veines, plein de veines tout autour de ma maison. J’imagine du sang suinter des veines du ventre du jardin, du sang souiller le pied des pommiers et des cerisiers secs. Je chigne un peu, retiens ma lèvre de trembler, renifle, feins de toussoter dans l’air sec de juillet. Mon père comprend ma peur et ma méprise, s’esclaffe C’est un sourcier, Marie ! Juste un sourcier ! Je m’approche du vieil Auguste qui me dit Tite-fille, la veine d’eau est trop loin de vot’ maison, il faut la faire venir. Siffle, tite-fille, siffle pis l’eau va v’nir ! Pendant que je siffle, siffle, Auguste plante une pine de métal dans la terre craquelée et demande à mon père d’y donner un bon coup de masse Les vibrations vont faire dévier la veine, pis l’eau va venir che’ vous. Mon père a frappé fort, tellement fort qu’il a cassé la pine. Auguste est parti de la maison en beau cinciboire. T’as cassé ma pine, mon maudit Voyer !  T’avais pas besoin de frapper aussi fort !
Vous allez sécher deboutte ; l’eau viendra jamais che’ vous !

j’étais cette enfant qui sifflait tout l’été,
l’oreille posée sur l’argile craquelée
d’un vieux chemin de terre
j’étais cette enfant qui écoutait
le chant secret des veines cachées

depuis je n’ai jamais arrêté
de chercher des sources

C’est peut-être cette histoire de veines et de sécheresse, cette aridité de ma campagne natale qui m’a poussée très jeune à être fascinée par les rivières. Je pense : légèreté, limons, vivants alluvions. Dans Expo habitat, mon premier recueil, j’écris à leur sujet

nous nageons carboniques
imbibés
satisfaits
loin des harassements rauques
des ahans
des édifices de sueurs
nous frayons
au confluent des fièvres

Au fil de mes projets d’écriture, à mesure que je creuse les contours de cette figure fascinante, que je détaille la manière dont ses lacis tissent et irriguent mon imaginaire, je réalise que la rivière constitue pour moi un lieu premier, fondateur, en même temps qu’un lieu d’effacement et de disparition. Curieux tiraillement. Dans un recueil en cours d’écriture je montre comment, dans les fosses, 

avides d’effacement
nous esquivons
nos mères inquiètes.

Nous nageons dans les fosses
là où les ruisseaux charrient
l’huile sainte
des peurs anciennes

Que charrient les rivières[1] ? Je pense : sangs et huiles, souilles et larmes, images et mémoires. Je pense à ces noyés, à ces vies, à ces maisons et moulins emportées par la crue des eaux, à ces ponts arrachés. Puis mon regard se déporte vers le lit de ces rivières que l’on condamne elles-mêmes à l’effacement. Je pense : drainage, capture, domptage. Si la rivière agit d’abord sur moi comme une figure intime, poétique et mélancolique, elle constitue également une figure commune et politique. Car le décor immédiat de nos vies est campé dans un milieu qui l’intègre et l’englobe, un patrimoine paysager qui se retrouve trop souvent dans l’angle mort de notre conscience. Dans Raisons communes, Fernand Dumont s’interroge :

n’est-ce pas […] dans le paysage quotidien que l’on doit reconnaître les symboles et les repères d’une continuité et d’une mémoire de sa propre humanité ? Telle est bien la signification première du patrimoine ; et on a tort de le ramener parfois à une attraction pour touristes ou à une aimable tocade d’archéologue amateur, alors qu’est en cause l’essentiel de ce que j’appelais la culture comme milieu. Quand je me promène dans une ville ou un village, je perçois à chaque pas des signes d’une humanité, la profondeur d’un passé; cela n’a rien à faire avec la nostalgie du poêle à bois ou de la chaise berçante[2].

Je pense à l’orgueil fou qui préside à la capture et au domptage des rivières. Je pense au délire du vieil Auguste qui se croyait maître de l’eau et qui a jeté sa malédiction à deux cennes sur nos têtes : Vous allez sécher deboutte !  

Tout au long du XXe siècle, une idéologie du progrès de plus en plus orgueilleuse et bétonnée a peaufiné son travail de sape sur nos paysages par ses abrasements incessants. À la sobriété éclatante du déjà-là : forêts et rivières, étangs et clairières, s’est rapidement substituée l’enfilade faste et morne des centres commerciaux, fast-foods et concessionnaires auto liserés de bretelles d’autoroutes. Ce vaste mouvement d’urbanisation a provoqué une véritable pasteurisation de nos paysages qu’on a pacifiés, domptés et refoulés jusque dans leurs moindres aspérités. Dans son tout premier conte, daté de 1948, Jacques Ferron met en scène cette ville calfeutrée elle-même hors du paysage :

La campagne qui se glissait par les brèches avec des vaches, des cochons, des poules, des légumes et des arbres jusqu’au cœur de la cité, peu à peu reflua, remportant ses animaux, le bon air et la joie. Les maisons soudées l’une à l’autre, tout en continuant leur rôle d’habitation, servent désormais de murailles. Les brèches sont réparées. Plus de fuite, plus d’espace : la ville est bien cimentée[3].

Qu’arrive-t-il à un lieu qui nie le milieu sur lequel il s’érige, qui cherche trop longtemps à se soustraire à la coulée du temps en enfouissant au plus profond d’elle-même ses veines sauvages ? En 2012, une rivière souterraine se met à suinter et à fuir dans le sous-sol de l’hôpital Saint-François-d’Assise, dans le quartier Limoilou à Québec. La Lairet, une rivière oubliée, captive depuis le milieu des années 1950 d’un réseau de tuyaux serpentant sous la ville, se rappelle ainsi à notre mémoire et menace de sourdre entre les fondations du décor qui la dissimule depuis plus d’un demi-siècle :

L’Hôpital Saint-François d’Assise avait été planté sur ses berges en 1914, justement parce que le secteur campagnard était bucolique… Autour de 1940, l’urbanisation avait pris le dessus sur la verdure, le paisible cours d’eau était un égout à ciel ouvert. Les marées d’une quinzaine de pieds brassaient les déchets et autres rejets nauséabonds. Excédés, les religieuses et les médecins de l’établissement ont alors exigé l’enfouissement de la rivière Lairet[4].

Plutôt que de s’attaquer aux raisons qui ont mené les citoyens à transformer cette rivière en cloaque à force d’y jeter leurs rebuts (précarité, habitations inadéquates, collecte des déchets déficiente), on a préféré effacer la Lairet en l’enfouissant sous la ville. Cette rivière n’est qu’un exemple parmi ces centaines et ces centaines de cours d’eau qui ont été soustraits de notre paysage visible au gré des humeurs et des cabrements d’une urbanisation toujours plus intensive. Ainsi, toujours à Québec, la rivière de la Cabane-aux-Taupiers a subi le même sort, désormais enterrée sous les Galeries de la Canardière. Dans le Vieux-Québec une foule de ruisseaux et de sources enterrées serpentent sous le macadam. Pareil pour le campus de l’Université Laval sous lequel un ruisseau a été enfoui.

La rivière Lairet, Archives Le Soleil

Pour la seule ville de Montréal, dans les 150 dernières années, l’urbanisation a fait disparaître 82 % des cours d’eau[5] parmi lesquels on compte la défunte rivière Saint-Pierre, dont l’embouchure constitue le lieu de fondation de la ville. Au-delà des considérations hygiénique ou urbanistique qui ont mené à la capture et au drainage de tous ces ruisseaux et rivières, il y a dans la rumeur sourde de ces rivières gisantes ou revenantes une figure éloquente de la hantise. Que devient la mémoire d’un lieu si on lui refuse sa nature serpenteuse et buissonnante, si on lui confisque ses mouvements faits de méandres et de remous ? Combien de ces ruisseaux et de ces rivières ont été effacés sous le bitume des stationnements et sous la chape inerte des centres commerciaux ? Comment dresser la carte souterraine de cette mémoire captive et contaminante qui ne demande qu’à être exhumée ?

Les rivières nous montrent que toute mémoire n’est pas muséable ; les souvenirs, histoires et légendes qu’elles charrient se réactivent et affleurent à notre conscience à leur contact quotidien. Dans une sorte de retour du même, la Lairet, cette rivière enterrée qui ébranle les fondations du présent, agit comme l’encre du temps qui s’impose et revient s’imprimer à la surface de nos consciences dans toute sa force de sape et de hantise. Difficile de résister à l’envie d’en draguer les fonds, d’en faire remonter les voix et les récits ; vie et mort nouées dans les mêmes eaux, échos communs, rires de baignades et râles de noyades, ahan des draveurs, affût des pêcheurs, bouillonnement du prosaïque et du sacré, écumes mêlée des eaux de lessive et des eaux de Pâques. Face à ces remous du temps long et du quotidien, devant ce ressac de l’intime et du collectif, me prend comme une envie de frayer le cours des rivières oubliées, d’explorer les voix qui les chantent jusqu’à ce point de surgissement incertain qui forme la genèse de nos mémoires.

Il faudrait pouvoir raconter toutes ces rivières disparues avant leurs points de capture, leur détournement, leur asséchement ou leur disparition. De la douce Matapédia arpentée par Arthur Buies au tempétueux Torrent d’Anne Hébert en passant par la Rivière du Loup mémorielle de Jacques Ferron, il faudrait suivre du doigt le filet de ces voix qui, au fond, semblent n’avoir jamais cessé d’annoncer ce vers d’une fragilité lumineuse, que le poète Benoit Jutras cisèle dans son recueil L’outrenuit : « Je suis né d’une rivière comme une chose vaincue, une chose claire. » Peut-être sommes nous tous nés lavés de rivières, nos vies nouées au plus près d’elles. Il faudrait pouvoir raconter tout autant la douceur glabre des mares glaiseuses que la force vive des rivières qui se cabrent et qui arrachent toutes ces choses – ponts, moulins, maisons, mémoire – que l’on croyait acquises, rivé que l’on est aux rivages de nos certitudes. Il faudrait pouvoir les embrasser toutes, ces rivières sinueuses de nos genèses, lire leurs glaises, plonger dans leurs ramifications oubliées. Parler des rivières disparues, c’est d’abord parler de nos renoncements et de nos raccourcis, c’est parler de ces récits qu’on a laissés sombrer avec elles.

Pour que les rivières restent vivantes, il faut bien sûr les préserver, mais il faut aussi, en parallèle, les nommer et les raconter. Un peu à la manière d’Arthur Buies, qui, vers la fin du XIXe siècle, parle de la rivière Matapédia en évoquant avant tout sa propre expérience sensible de la rivière ; il en arpente l’émouvance à la fois unique et changeante, en détaille les lacis noueux pour mieux montrer son caractère multiple et nourricier :

il m’a été impossible de contenir mon admiration et mon enthousiasme en parcourant les ravissantes campagnes qu’arrose ce ruban fuyant qu’on appelle la rivière Matapédia, ruban qui coule entre des bords aux aspects toujours changeants, toujours diversement pittoresques, qui se pare de tous les tons du ciel et des reflets multiples de ses rives, reflets tantôt sombres, tantôt miroitants et dorés comme une parure des champs au temps de la moisson. Cette rivière est féconde elle-même comme les terres qu’elle baigne ; elle est animée, vivante ; elle renferme en elle des millions de vies intenses, et peut nourrir, elle seule, de ce qui naît et s’agite dans son sein, tout un peuple de colons à qui la terre serait ingrate[6].

On ne peut s’empêcher de sourire devant cette personnification mythifiante de la Matapédia en véritable mère nourricière parée des plus beaux reflets du ciel, une description qui évoque la prose généreuse d’Élisée Reclus – sans doute le plus littéraire des géographes de cette époque –, qui a si bien montré, dans son essai Histoire d’un ruisseau, comment nos existences se nouent et se nourrissent à même ces cours d’eau qui nous entourent :

qu’il est doux et bon de suivre le bord des ruisseaux et d’en contempler l’aspect changeant. Toutes ces images gracieuses que nous offrent les chutes, les rides entre-croisées, les broderies d’écume […] nous restaure et nous renouvelle d’autant mieux que le spectacle lui-même se modifie de saison en saison, de mois en mois, de jour en jour. Grâce au paysage qui change autour de nous, nos idées rajeunissent aussi ; la vie ambiante qui nous pénètre nous empêche de nous momifier avant le temps[7].

Dans cet ouvrage, Reclus met surtout déjà en garde ses contemporains contre l’urbanisation digérante, cet « immense organisme, [ce] monstre prodigieux engloutissant les torrents d’un seul trait. Il est des villes qui ne se contentent pas d’un ruisseau et qui en boivent à la fois plusieurs, accourant de tous les côtés par des aqueducs convergents[8]. » La voix de Reclus se fait on ne peut plus prophétique quand on pense au vaste mouvement de capture et de disparition des rivières qui a eu cours depuis le début du vingtième siècle.

Chez Jacques Ferron, la figure de la rivière se dessine comme le creuset de tous les commencements, le prétexte à une remontée patiente jusqu’au noyau dur de son enfance. Ainsi, dans Les confitures de coings, François Ménard, le double de l’écrivain, explique, au sujet de la rivière du Loup :

Mon enfance à moi, ç’a été une rivière et, tout au long de cette rivière, la succession d’un petit pays compartimenté qui s’achevait et repartait à chaque détour. […] Après un détour, c’était un autre détour de la rivière et mon enfance s’enfonce ainsi dans le passé. Elle a un siècle ou deux, et même davantage. Elle comporte un commencement du monde, un bout du monde. J’y trouve ma genèse[9].

Corrélativement, la rivière se dessine pour Ménard comme le lieu rêvé pour disparaître. Un endroit parfait pour se dissoudre et voir sa mémoire emportée dans le flot immémorial de l’oubli :

Mourir sur terre, c’est malsain, c’est trop sec. La mascarade vous emporte et vous n’y pouvez rien […]. Pour bien le faire, il faudrait fuir et se dissimuler parmi les aulnes d’une rivière, entendre le bruit des eaux, s’imprégner de leur présence, s’y laisser dissoudre doucement. […] Moi, je partirai du Bout-du-Monde sur une rivière lente qui m’attend depuis mon origine ; elle ne se dérobera plus, cette fois, détour après détour, visage après visage, mais montera droit devant elle comme si elle était la mer, et elle sera la mer, loin de tout rivage […] [10]

Dans un mouvement similaire, Anne Hébert montre la force mortifère des torrents, celle qui nous happe et nous possède et nous achemine vers notre fin. À l’image de François Ménard, le François Perreault du Torrent s’absorbe tout entier dans ses remous :

Je suis fatigué de regarder l’eau et d’y cueillir des images fantastiques. Je me penche tant que je peux. Je suis dans l’embrun. Mes lèvres goûtent l’eau fade.

La maison, la longue et dure maison, née du sol, se dilue aussi en moi. Je la vois se déformer dans les remous. […]

Je me penche tant que je peux. Je veux voir le gouffre, le plus près possible. Je veux me perdre en mon aventure, ma seule et épouvantable richesse [11].

Chez Hébert, la rivière happe tout : images et obsessions, maison et mémoire. Quand Buies, Ferron ou Hébert parlent des rivières, c’est d’abord pour évoquer un lieu premier, fondamental, un lieu de remous et de retours vers lequel on revient comme on rentre en sa première ou en sa dernière demeure. Qu’elles soient hargneuses ou dociles, ces rivières de rien qui accompagnent notre quotidien forment toujours le paysage immédiat de notre mémoire ; à la fois fragiles, effaçables et remplaçables comme tous les lieux qui en composent les décors ordinaires. Ainsi, quand Anne Hébert repense aux lieux de son enfance, c’est d’abord au paysage de ses souvenirs qu’elle fait référence, car les lieux soutenant sa mémoire extérieure, un peu comme celle de la Tinamer de Jacques Ferron, ont été livrés au rouleau compresseur du progrès :

Le paysage de Sainte-Catherine ne se saisit pas dans son ensemble. C’est un paysage à étages. À compartiments fermés. Il y a la côte chez Moïse, la côte chez Savard. Le plateau du rang de la gare. Celui du sixième rang. Le village est là dans un creux avec la rivière. La côte chez Beaumont. Tout en bas la mare à grenouilles. Chaque rang semble à part, coupé du reste de la campagne. Je parle du paysage de ma mémoire. Le vrai paysage, lui, a été depuis brisé, rogné, aplani, comblé, travaillé comme une pâte pour en faire des chemins plats et des routes commodes. La nouvelle route traverse le village au milieu des maisons éparpillées aux quatre vents[12].

Raconter une rivière, c’est le plus souvent parler d’un paysage simple sur les rivages desquels notre mémoire se réfracte et s’échoue en éclats de souvenirs ordinaires. Il faut les chérir et les raconter, ces rivières qui forment notre paysage ordinaire, en dépit de leur discrétion. Il faudrait pouvoir en tisser les récits sans les idéaliser, en étaler les ramifications dans une trame tissée de nos récits personnels et collectifs.

Rivière du Bic

Combien de rivières portons nous en nous-mêmes ? Mon enfance à moi, ça a été la rivière du Bic qui naît dans les ruisseaux pentus du Mont Notre-Dame, irriguée çà et là par le ruisseaux Rouge, le ruisseau Voyer, le ruisseau à la Loutre, ou encore le ruisseau Beaulieu. Elle est talonnée de rivières parallèles qui l’embrassent parfois, elle s’abreuve au lac des Joncs et au lac Vaseux qui s’y déversent. Elle poursuit sa course molle, semée de fosses et de détours, sous le pont du troisième rang du Bic avant de lécher, plus loin, les rives du chemin des Chénard où elle s’entête parfois en embâcles après lesquelles elle s’avance, narguant plus bas, à l’entrée du village, le vieux moulin qu’elle a amputé de sa roue vers 1940. Elle dévale encore quelques seuils avant de franchir le pont du chemin de fer, terminant sa course dans la chute qui se déverse dans les battures du havre du Bic, mêlant ses eaux aux embruns salés du fleuve qui viennent se heurter aux rochers du Cap du Corbeau et de l’île au Massacre. Mon enfance à moi, ça a été une rivière changeante et indomptée.

Début janvier. C’est à ce moment de l’année que mon père, ancien joueur de hockey, commençait à nous emmener patiner sur cette rivière gelée derrière la maison. On traversait le champ du sud jusqu’au fronteau d’où l’on devinait, derrière une bande de bosquets, le lit étroit du torrent figé qui traversait nos terres. Me revient encore la fébrilité de me déchausser sur la rive pour enfiler mes patins en vitesse – tirer fort sur les lacets, les nouer autour des chevilles, souffler sur les doigts avant de redoubler les nœuds. Il fallait d’abord sonder l’épaisseur de la glace en la frappant avec nos bâtons. Tâtons prudents et incertains. Avancées méthodiques. Entre les craquements, les bruits pleins et les bruits creux, on arrivait à se dessiner une carte sonore des zones à éviter. Il fallait aussi faire attention pour ne pas abîmer nos lames sur les grosses roches qui saillaient çà et là.

En fin de journée, mon père éclairait notre patinoire de fortune avec des torches improvisées. Des quenouilles imbibées d’huile qu’il plantait tout près sur les berges. Au plus froid de l’hiver, on abandonnait ces lampadaires bancals au profit d’un feu qu’on allumait sur le lit de la rivière. Autant de flammes qui brûlaient assez longtemps pour nous accompagner jusqu’à l’épuisement (et pour nous permettre de retrouver, une fois la bien noirceur installée, nos bottes sur la berge !)

Puis venait le printemps des eaux de Pâques où il fallait séparer l’écume de l’eau sainte, conservée dans une bouteille de Seven Up en vitre, le même genre de bouteille que celle qu’on utilisait pour faire avaler aux bêtes malades leurs immenses comprimés. Dans les reflets de l’eau, il nous semblait pouvoir lire les avrils de toutes les rivières confondues, comme des pages de journaux arrachées retenues entre les branchailles qui surplombaient l’eau :

on a commencé la pêche au bois dans la rivière Saint-Charles. La pêche à l’anguille, la pêche à la petite morue, la pêche au bar, tout cela est disparu avec les ans; mais la pêche au bois dure, elle, elle est même plus à la mode que jamais, peut-être histoire de chômage[13].

La rivière comme lieu par excellence des mémoires et des histoires… D’une rivière à l’autre, impression nette de voir danser les silhouettes des draveurs, armées de longues gaffes harponnant le bois de chauffage et le bois de charpente charriés par les débâcles, leurs corps robustes se mêlant aux silhouettes vagues des noyés emportés par les crues successives des printemps. Combien d’histoires tristes d’enfants noyés ou de jeunes femmes prostrées sur les rives, pleurant leurs farauds aspirés par les eaux noires des crues débordantes ou des rapides sans pitié ?

Le corps de Pierre Verret (un homme du village huron de la Jeune-Lorette, noyé le 24 avril dernier en descendant dans la rivière Saint-Charles un crib de bois de corde pour un nommé Beaulieu, détaillant de liqueurs fortes) a été retiré de l’eau mercredi dernier. D’après le témoignage rendu à l’enquête, il est certain que le pauvre Verret s’était risqué à descendre ce bois malgré le mauvais état du crib et les hautes eaux de la rivière, sur la menace que faisait Beaulieu de lui ôter une méchante paire de culotte qu’il lui avait vendu. On a trouvé, encore presque pleine, dans sa poche, une petite bouteille de rhum que Beaulieu lui avait donnée pour l’encourager à descendre le crib, qui s’éparpillant laissa tomber Verret dans la rivière où il se noya[14].

La rivière est peut-être l’ultime lieu où sinuent nos mémoires, avec tout ce qu’elles ont de clarté ou d’obscurité, de fierté ou de hontes. Il faudrait pouvoir les dire toutes, avec ce qu’elles charrient de beau et de sale, sans les mythifier :

les bords de la rivière St-Charles, c’était rempli de rats, anciennement. Sur la 1re Avenue, les rats rentraient dans les caves partout. En 1964, à son arrivée sur la 1re Avenue, M. Beaumont avait un problème de rats dans sa cave. C’était avant la construction des berges. M. Beaumont appelait ces rats des ‘quinze livres’. Les rats rongeaient les portes. Les rats rentraient par les égouts. [Le garage] Montcalm Automobile envoyait ‘de la gazoline dans les puisards’[15].

Ici, des rivières de peines et de saletés, des rivières de rats, des dompes bourbeuses qui sinuent entre les vies banales et modestes de ses riverains. Ailleurs, des rivières claires comme des autels sans apparats, dressées pour les rituels de toutes les saisons. Les trappages, les glissements de visons et de rats musqués, les soies fines et les leurres.

Pour moi, la rivière reste avant tout le mausolée de Georges, ce vieil agronome, ami de mon père, qui m’avait pris sous son aile et qui venait, presque chaque semaine de mon enfance, me sortir de l’ennui de la campagne. Il avait insisté pour m’apprendre les rudiments de la pêche à la mouche. Voyant mon absence d’intérêt à peine dissimulé, il s’était attablé un soir de mai avec tout son attirail de poils de bêtes et de plumes variées : plumes de sarcelle, fibres de malard ou de gélinotte, poils d’orignal, de chevreuil de vison et de rat musqué, fibres de queue de paon, de faisan, plume de coq, oreille de lièvre, poils de renard gris.

Devant son verre de gin coupé à l’eau tiède, je l’ai vu s’animer, emporté par cette sorte de fièvre, cet amour viscéral du vivant. Marie, tu aimes lire ; tu vas aimer pêcher. Pêcher, c’est apprendre à lire le mouvement secret des rivières. Je l’écoutais un peu distraitement. Au fil de ses logorrhées, mon esprit décrochait parfois ; la truite ne mord pas toujours.

 Je me souviens qu’un soir de juillet, il dissertait sur les propriétés de telle fourrure ou de tel plumage, sur l’importance de bien monter son leurre, de capter et de réfléchir la lumière. Les bonnes mouches, disait-il, c’est une affaire de réflexion de la lumière, d’ondulation et de mouvement. Il faut capter l’attention des truites, les hypnotiser, si on veut les capturer. Fin pêcheur, il arrivait toujours à ferrer mon attention au détour d’un trait d’esprit, d’un emportement ou d’un éclat de rire tonitruant. Tout se mélangeait dans son flot de paroles d’où saillaient ses « mouches de mai », « éphémères », « nymphes », « émergentes » et « noyées ». En m’apprenant à observer les truites pour mieux les leurrer, en me montrant à remonter les eaux sans glisser ou encore à trouver des fosses sans y sombrer, alourdie par mes bottes remplies d’eau, il me montrait surtout une autre façon de lire à rebours la continuité de ces gestes qui donnent de l’épaisseur à la vie.

Ainsi, à l’adolescence, je le suivais encore parfois à distance alors qu’il arpentait ses fosses préférées tout le long de la rivière du Bic. En équilibre précaire sur la berge, je m’enlisais un peu dans la boue ou je trébuchais sur le limon des roches instables. Souvent, les moustiques et l’ennui avaient raison de ma détermination à le suivre en silence et je regagnais mon vélo, plus intéressée à aller rejoindre mes amis au village. En rentrant le soir, je retrouvais alignées dans une assiette au frigo cinq ou six belles mouchetés que Georges laissait immanquablement à la maison, au désarroi de ma mère, que l’évidage rebutait. Quelques années plus tard, en 2007, c’est Georges qui interpréterait de sa puissante voix de basse, grave et roulante comme un torrent, le Panis Angelicus aux funérailles de ma mère.

Il faut parler des rivières comme on parle des lieux et des êtres qu’on a aimés, sans les idéaliser, sans les effacer. Il faut entendre les voix figées sur les rubans nommer ces fosses, ces remous sauvages et indomptables qui habitaient nos villes et qui s’y cachent encore, désormais enfouis. Siffler, siffler, comme une enfant qui appelle les veines et les sources, scander leur nom pour les appeler, pour que leurs histoires sourdent à la surface de nos villes et de nos mémoires comme autant de Manikoutai vives et indomptables : le remous aux Hirondelles, le marais aux Eaux mortes, les marais de la Suette, le ruisseau aux Amoureux, le ruisseau de l’Échappée Belle, le ruisseau Sainte-Barbe, le ruisseau de la Dame blanche, le ruisseau de la Souvenance.

des rivières comme autant de mausolées
des tombeaux vivant de glaises vivantes
d’où il nous semble entendre
dans le fracas des remous
le rire tonitruant
d’un vieil ami pêcheur,
depuis trop longtemps disparu


[1] Ce texte s’inscrit dans le cadre des recherches que je mène pour un essai littéraire qui porte sur la démolition de notre patrimoine bâti et la disparition de notre patrimoine paysager. Je tiens à remercier René Audet et Jonathan Livernois (U. Laval) pour leur soutien financier et l’accès généreux qu’il m’ont donné à leurs bases de données sur les rivières imaginaires et à leurs archives sur les rivières disparues.

[2] Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal compact, 1997 (1995), p. 108.

[3] Jacques Ferron, « Martine/ Suite à Martine », Contes, édition intégrale préparée par Marcel Olscamp avec la collaboration de Jean-Olivier Ferron, Montréal, BQ, 2021, p. 172.

[4] Baptiste Ricard-Châtelain, « La rivière Lairet fuit dans le sous-sol de l’Hôpital St-François d’Assise », Le Soleil, 24 mai 2012.

[5] Selon une étude réalisée en 2016 par Valérie Mahaut, professeure à l’École d’architecture de la faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal. Voir Marine Corniou, « Retrouver nos rivières cachées », Québec Science, 24 août 2017 : https://www.quebecscience.qc.ca/environnement/retrouver-nos-rivieres-cachees/

[6] Arthur Buies, Chapitre VIII, « Promenade faite le long de la Matapédia, pendant la dernière quinzaine de mai », La vallée de la Matapédia, Léger Brousseau, 1895, p. 37.

[7] Élisée Reclus, Histoire d’un ruisseau, « L’eau dans la ville », Paris, 1869, p. 185.

[8] Ibid., p. 291.

[9] Jacques Ferron, Les confitures de coings et autres textes, MTL Hexagone, Typo 1990 (1972), 81-82.

[10] Ibid., p. 118.

[11] Anne Hébert, Le torrent, Montréal, Bibliothèque québécoise, [1963], 2012, p. 44.

[12] Anne Hébert, « Les étés de Kamouraska… et les hivers de Québec », dans Patricia Godbout, Annie Tanguay et Nathalie Watteyne, Œuvres complètes, Montréal, PUM, 2015, p. 921.

[13] S.A., « La pêche au bois », L’Action catholique, no 8144, 20 avril 1933.

[14] S.A., « Enquêtes du coroner », Le Canadien, vol XIII, no 11, 2 juin 1843.

[15] Jean-Baptiste Beaumont, Informateur né en 1908, cassette 4, F1415 Archives de folklore et d’ethnologie de l’université Laval.