Séverine

Chloé POULIOT

         En 1971, Camille Huard, plombier de profession, fait une curieuse découverte alors qu’il est appelé à déboucher le bain d’un 4 et demie du quartier de Limoilou. Il y extirpe une carte postale qui devient la première d’une série d’envois tout droit sortis des canalisations de la ville de Québec. Pendant ses années de service, Huard amasse plus d’une quarantaine de lettres, de cartes postales et de colis voyageant par les eaux souterraines, refoulant dans les conduits des édifices publics, des petites entreprises et des maisons. Une même expéditrice est à l’origine de ces envois postaux : Séverine.

         On la connaît d’abord en tant que factrice pour le service postal du Canada et unique résidente de l’Édifice des Postes situé près de la porte Prescott. Les découvertes de Huard retracent les correspondances que Séverine a entretenues et entretient toujours avec des femmes et des hommes qui ont habité, au XXe siècle, les pourtours des cours d’eau traversant la ville de Québec et avec d’autres qui habiteront à leur manière ces mêmes lieux dans un avenir aussi près qu’éloigné.

         Les extraits suivants sont tirés des écrits de Séverine, tous rassemblés dans le fonds d’archives Postes Canada. Ce dossier, une fois complété, permettra de jeter un regard intime sur la vie d’une femme ignorée jusqu’à ce jour et témoignera d’une voie postale insoupçonnée : celle des eaux.


EXTRAITS

À Henri-Jules L’Oie
Novembre 1918

         « Nous discutions, ma voisine de sol et moi, à travers la grille d’aération de mon plancher (et par conséquent, de son plafond). Elle a laissé entendre que certains citoyens et citoyennes de la basse-ville se promenaient à même les rues en chaloupe entre les glaces, dit-elle, et les rats. Et en m’y rendant, les ouï-dire se sont confirmés. Je suis restée sur les dernières marches de l’escalier du Faubourg pour les examiner voyager d’un côté, puis de l’autre au bout de la rue de la Couronne. Il paraîtrait, toujours selon la même voisine, que des canots sont employés pour transférer les passagers du traversier vers la terre ferme afin d’éviter de leur mouiller les pieds. La crue des eaux aurait touché le marché Champlain, les caves de messieurs et mesdames. Certains quais auraient même été arrachés du rivage. On m’a aussi raconté comment les ouvriers et les ouvrières terminant leur journée de travail dans Saint-Roch ont dû, pour leur part, marcher ses cours d’eau naissants au beau milieu de la ville pour retrouver leur chez soi. »

À Paul Mecteau
Juillet 1934

         « C’est en lisant Le Soleil du onze que j’ai pu mieux comprendre ce qui s’était déroulé, il y a quelques jours, à la plage de l’Anse-au-Foulon. J’étais étendue sur ma serviette avec Louise (celle à la chevelure bouclée), buvant chacune notre orangeade Crush quand nous vous avons vus, votre collègue McMann et vous, partir sur le fleuve Saint-Laurent à la rame. La foule s’est rassemblée au bord de l’eau (pour notre part, nous sommes restées à l’écart, nous n’avions pas terminé nos orangeades). Nous vous entendions crier des ordres tous simples à ce baigneur faisant la sourde oreille. Ce dernier était déjà loin de la rive et vous saviez que, dans cette zone, les courants du fleuve sont des plus pernicieux. Certains ont suggéré que vous lui aviez administré un coup de rame à la tête, question de l’étourdir un tant soit peu et de le ramener sur la grève sans résistance. Une méthode curieuse, je dirais même inquiétante, qui n’est pas dans vos habitudes. Les amis du baigneur vous attendaient sur la pointe des orteils et les poings serrés, il fallait bien que Louise et moi mettons de côté nos breuvages, allions calmer le jeu.

         Ce sauvetage est sur toutes les lèvres. Nous entendons aux quatre coins de la ville des versions différentes où ce n’est plus un nageur, mais bien une nageuse, ce n’est plus le nez qui a absorbé le choc, mais la mâchoire qui s’est disloquée, ce n’est même plus à la plage que survient l’altercation, mais dans une brasserie sur la rue d’Aiguillon dont personne ne connaît l’existence. »

À Sylvia W.
Juin 1999

         « Ces deux plantes ont été cueillies près de ce qui reste de la rivière Lairet. Elles captivaient déjà les gens au milieu du XIXe siècle, admirez le travail d’une États-unienne au nom d’Abigail Lyman qui use d’aquarelle et de gouache. Ces reproductions de piètres qualité vous permettront tout de même d’en distinguer les particularités, de comparer les spécimens tangibles asséchés que je vous envoie avec les représentations plus vives, presque plus réelles de Lyman. Pour votre demande spéciale, je n’ai pas réussi à attraper des lucioles, je vous réécris si c’est le cas d’ici quelques jours. Je m’interroge si elles arriveront à travers le temps et ses eaux. »

À Giguère
Mai 2270

         « Moi qui ne reçois jamais de colis et cet immense paquet déposé au ras de ma porte, emballé d’un papier brun. Une ficelle maintenait le tout. Vous l’aviez adressé ainsi, de vos lettres tracées serrées : « Du plus loin que je me souvienne, vous ». Et j’ai immédiatement su ce que vous vouliez dire. Ouvert, il s’agissait d’un tableau à la touche rapide, impressionniste de grand talent, je vous l’assure. Vous l’avez peint là-haut sur le balcon de veille du phare White Birch. Moi qui vous demandais à répétition si la Cité-Limoilou était aussi charmante de ce point de vue, en plongée. Mais voici que je peux à présent m’en faire ma propre idée grâce à la toile. En examinant les coups de pinceau, j’y ai décelé la chaloupe de Margot en plein ouvrage, le profil d’une pêcheuse (y a-t-il encore des poissons comestibles sous l’eau?). Les reflets de la lanterne du phare White Birch partout s’éparpillent sur l’estuaire de la rivière Saint-Charles dans les tons d’orangé, de bleuté. Je me doutais bien que les merveilles se pouvaient. »

À Margot Madame
Octobre 2341

         « Triste nouvelle ce matin, je m’en désole. J’apprends qu’un individu a mis le feu à vos trois cabanes à chaloupe. De l’Édifice des Postes, j’ai aperçu les dernières fumées s’élever, il était 5h du matin. Le responsable aurait coupé les verrous des entrepôts, versé un fond d’essence dans vos embarcations et jeté quelques allumettes : le feu aurait pris instantanément. Bien que le service d’incendie ait mis fin à l’incident avant qu’il ne se propage, des filets huileux, lustrés, multicolores survivent dans la rivière Saint-Charles comme un mauvais souvenir. »


Le projet « Séverine » est dans ses débuts. Il s’agit des balbutiements d’une écriture de plus grande ampleur portant sur la Cité-Limoilou, les rivières et le fleuve Saint-Laurent, sur l’échange épistolaire ainsi que sur la mémoire collective. L’idée est de réfléchir, à travers les archives et la fiction, aux usages véritables et potentiels des cours d’eau de la ville de Québec. Ne plus les placer comme simples objets de contemplation, mais comme réels acteurs d’une ville participant, eux aussi, à son mouvement.